Froid et lisse, le miroir me renvoie le demi-sourire que j’esquisse. A chacun de mes mouvements, il répond de manière adéquate. A mon signe de la main, il me renvoie courtoisement la pareille, et à mon bras d’honneur il riposte de manière proportionnée avec un geste similaire.
Devant ce miroir décidemment très sociable, je passe au rituel rasage-chemise-cravate et me voilà paré pour une autre journée. Un écrivain a sûrement dit quelque part que chaque nouveau matin est un cadeau sans cesse renouvelé. Sauf que déballer un cadeau dont on vous aurait soufflé à l’avance la description exacte, ça n’amène qu’une chose : un sourire forcé.
Ma femme est déjà dans la cuisine. Elle me renvoie mon bonjour sur le même ton que le mien, ni joyeux ni agressif. A mon « ça va ? » elle répond par un « oui et toi ?» qui n’attend qu’un « ça va merci » de circonstance. Le café est vite avalé sans autre échange particulier. Que rajouter après plus de cinq mille matins similaires ? Et puis nous nous levons pour partir vers nos vies professionnelles sans oublier le baiser effleuré, sec et sans contact, échangé comme une poignée de main alors qu’on regarde ailleurs.
Debout, face à la vitre du métro qui fonce dans son tunnel sombre, je détaille les reflets des autres passagers qui encadrent le mien. Quelques étudiants, une mère de famille et ses enfants et puis trois autres quadras à costume. Une autre rame nous croise dans un sifflement strident et pour un instant nos reflets disparaissent. Nous ne sommes plus là mais le métro continue sur sa voie toute tracée, comme si de rien n’était.
Lorsque le fracas disparaît, les reflets rassurants reparaissent. Mais soudain, un doute. Où est le mien ?
Un moment de panique absurde et silencieuse… Que mon reflet, et donc moi, soyons là ou non ne change visiblement rien à ce qui se passe dans ce wagon, à la marche de la rame ou à celle du monde.
Mon regard affolé recherche sur cette vitre sale mon alter ego en deux dimensions parmi les autres reflets de mes semblables.
Ah, si, il est bien là. A sa place avec le même costume gris sombre. Mais il me semble moins net. Presque flou. J’ai l’impression persistante et désagréable qu’il est là sans l’être vraiment. Je ne comprends pas ce phénomène et je réfléchis… Lorsque soudain la comparaison s’offre à moi, évidente.
Si je mets mon index tendu vers le haut à une vingtaine de centimètres de mes yeux et que je fixe un point plus lointain, je verrai mon doigt bien sûr mais aussi ce qui se trouve derrière. Les deux images sont superposées. Je vois l’intégralité de mon doigt et chacun de ses détails mais malgré cela, il est flou car je vois aussi entièrement tout ce qui est au loin. Il est là, mais je vois au travers.
En arrivant à mon bureau je salue mes collègues et chacun me répond comme il se doit. Au téléphone, mes interlocuteurs répondent à mes questions et je réponds aux leurs. Mais un doute m’étreint l’esprit. A chaque nouvel échange j’ai le sentiment d’être transparent et pourtant, je sais que je suis là. Je le sais puisque tout le monde répond à mes mouvements, à mes paroles.
Cette sensation m’oppresse. C’est un malaise couvant qui s’est révélé d’un coup lorsque mon reflet s’est évanoui dans le métro. Il a disparu et depuis je ne suis pas sûr qu’il soit vraiment revenu. Alors je regarde mes collègues au fond des yeux, j’y cherche mon image mais je ne trouve rien. Et quand j’y perçois un reflet, il est flou. Désespérément flou. On me voit mais sans me cerner, sans me définir. Je suis là sans y être.
Le midi, alors que je tends quelques pièces au boulanger en échange de mon sandwich quotidien, une certitude s’impose. N’importe qui pourrait être à ma place, l’homme derrière sa caisse aurait le même comportement. Exactement le même. Je ne suis pas moi, je suis un client qui lui donne des pièces.
Cette certitude ne me quitte plus de la journée. Au bureau, si on me remplaçait par un autre, il recevrait les mêmes réponses, les mêmes sourires. De retour à la maison, je constate amèrement que n’importe quel homme, n’importe quel mari recevrait les mêmes marques d’affection usuelles s’il était à ma place.
Je suis un collègue, je suis un consommateur, je suis un mari, je suis un citoyen, je suis un voisin mais je ne suis pas moi. Je suis là sans l’être vraiment. Mon existence est trop prévisible pour que mon moi puisse y avoir une place. Et il y a trop de monde autour de moi pour que je sois. L’individu ne peut exister dans cette masse. Plus nous sommes et moins je suis.
Découvrir qu’on est mortel est un traumatisme précoce dans notre vie d’humain. Découvrir qu’on est interchangeable en est un autre, plus tardif. L’unique, la personnalité et l’exceptionnel ne sont donc qu’une conception de l’esprit. Des paravents rassurants pour dissimuler nos reflets pâlissants.
Je sens que tout mon être cherche un remède, un antidote. Comment convaincre les autres que j’existe, que je suis moi et que je suis différent ? Alors d’un coup, je comprends la violence, les coups de folie… tout plutôt que cette froide évanescence.
Egorger sa femme, tuer ses voisins, prendre son patron en otage, se jeter du haut d’un pont… qu’importe si pendant un instant j’ai l’impression d’être présent. D’être moi.
Mon corps bouillonne, mon esprit est en fusion, tout mon être se rebelle contre ce qu’il a découvert et qu’il savait pourtant depuis longtemps.
Et puis je m’interroge. Et les autres, le savent-ils ? Ont-ils vraiment l’impression d’être ou font-ils semblant ? Cette question me taraude. Je scrute le regard de ma femme. Que pense-t-elle de moi ? Et que pense-t-elle d’elle-même ? Qu’est ce qu’elle attend de la vie ? Je n’en ai aucune idée. Je constate avec effroi qu’on pourrait échanger ma femme contre n’importe quelle autre sans que mon comportement en soit modifié. Il en est de même pour tous les autres, voisins, collègues, amis… Je participe moi-même à cet effacement généralisé. Je suis victime et complice. Je suis mort et pourtant debout. Je suis le coupable et son bourreau.
Je passe la nuit les yeux grands ouverts. Je ne trouve aucune réponse. Aucune solution. Rien que de nouveaux indices, de nouvelles preuves que nous nous effaçons mutuellement et continuellement. J’ai pendant un court instant un sursaut d’espoir, mais je conclus bien vite que la religion et tous les communautarismes ne sont que de vaines tentatives d’endosser une personnalité préfabriquée pour essayer d’exister dans le regard de l’autre.
Je finis pourtant par m’endormir avec à l’esprit l’image de mon reflet flou et incertain sur une vitre de métro en train de dévaler un tunnel obscur dans un éclair de lumière tremblante. Ce reflet disparaît, ressurgit, évolue. J’ai une barbe et je suis imberbe, je suis jeune, je suis vieux, mes cheveux changent de couleur, mes vêtements sont différents, je suis beau, je suis laid, je suis grand et je suis petit… qu’importe comment je suis, qu’importe qui je suis, le métro continue sa route sans dévier d’un pouce.
Le réveil sonne. J’ai mal dormi.
Devant mon miroir, j’esquisse un demi-sourire fatigué. Il me le renvoie aussitôt. Ca doit vouloir dire que je suis vivant.
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Blacksad said: