Le dragon recula, la lance plantée dans son flanc sanglant (en fait la lance était astucieusement glissée dans un dispositif prévu pour la maintenir en place et dissumulé sous son aisselle, le sang n'était qu'un mélange de jus d'airelles et de framboises). Il vacilla, tourna une ou deux fois sur lui même, poussa quelques grognement terribles puis s'écroula sur le dos sans plus bouger.
Alors que la foule peinait encore à croire à la victoire de ce petit chevalier sans cheval, il se releva péniblement et dit d'une voix forte à l'assemblée : "Saint Michel lui même m'a donné la Victoire comme Il l'avait promis. Gloire à son nom et à celui du Dieu Tout Puissant !". La foule se signa.
Puis il leur déclara : "La dépouille du démon est consacrée à Saint Michel comme je lui ai promis. Personne ne doit y toucher, mais que trois notables viennent néanmoins avec moi constater la mort du monstre".
Alors le curé, le maire et l'apothicaire se détachèrent de la foule et s'approchèrent de la bête terrassée.
Le curé resta à bonne distance, se contenant de psalmodier en latin et d'asperger la dépouille d'eau bénite. Si le démon était encore en vie, ça l'aurait forcément brûlé. Comme il n'y eût pas de réaction, le curé déclara que le démon avait été définitivement vaincu par le pouvoir de la foi et s'en retourna avec l'air de celui qui a toujours été persuadé de la vicroire divine finale.
Le maire, plus hardi et ne croyant qu'aux choses concrètes, monta sur le ventre de la bête et sauta plusieurs fois dessus à pieds joints. Comme il n'y eût aucune réaction non plus, il fût convaincu à son tour, donna une grante tape dans le dos du pédalier et il s'éloigna en proclamant à la cantonnade que l'affaire était réglée.
L'apothicaire, plus méfiant et représentant la science, ausculta la bête mais n'eut pas le courage de toucher le sang de dragon qu'on disait mortel et corrosif. Il plaqua son oreille sur la poitrine du dragon pour vérifier s'il y avait des battements de coeur (mais il ne savait pas que les dragons en ont deux et qu'ils peuvent en outre suspendre leurs battements à volonté) puis lui aussi convaincu, il s'en retourna vers la foule confirmer la bonne nouvelle. Le monstre était mort. C'en était fini.
Le pédalier se saisit de sa dague et s'approcha de la gueule béante du dragon. Il en arracha trois grandes dents qu'il offrit au trois notables. C'étaient des présents prestigieux qui feraient d'importants trophées et reliques et qui confirmaient aux yeux de tous la fin du monstre (il s'agissait en fait des dents de lait du dragon qu'il avait conservées par nostalgie...).
La foule en liesse (surtout sa composante masculine à vrai dire) retourna au village faire la fête. On ouvrit les tonneaux de bière et on sortit la charcutaille. La fête dura longtemps. Les hommes burent pour se féliciter de la fin de cette menace, et de la victoire du héros qui représentait l'humanité triomphante. Les femmes burent pour oublier la disparition de l'objet de leurs sorties secrètes, et pour certaines de leur ami.
De son côté, le pédalier fit rapidement soigner ses blessures qui étaient légères mais refusa de se joindre aux libations pour rester prier auprès de la dépouille, se recueillir et remercier Saint Michel.
A la faveur de la nuit, le dragon se releva, s'étira et essuya le jus de framboises qui le recouvrait. Il ramassa ensuite ses livres et ses quelques souvenirs puis, après avoir allumé un grand feu devant la grotte, il partit vers le Nord, accompagné du pédalier.
Ce dernier avait laissé une lettre au curé pour l'informer qu'après cette victoire divine, il devait brûler le corps et en disperser les cendres selon la volonté de Saint Michel et qu'ensuite il se retirerait dans un monastère lointain. Cela ajouta la sainteté à son héroïsme et soulagea les notables et seigneurs locaux qui ne voulaient pas d'un héros trop célèbre et trop encombrant sur leurs terres... On tomba d'accord sur le fait qu'on célebrerait une messe en son honneur chaque année.
Le dragon et son ami marchèrent longtemps puis trouvèrent une nouvelle contrée où ils aménagèrent une grotte douillette. Ils passaient leurs journées à se promener, à lire et à discuter. A jouer aux échecs aussi. Parfois ils dormaient ensemble, et allaient même un peu au delà de temps en temps. Pour faire plaisir au pédalier. Et puis parce qu'il n'y avait presque plus de dragonnes aussi. Mais c'était surtout par profonde tendresse l'un envers l'autre.
Lorsqu'un chevalier avait connaissance de l'existence du dragon et venait pour le tuer. Le pédalier sortait à sa rencontre et lui disait "Trop tard messire, je viens de l'occire". Il l'emmenait ensuite dans la caverne, le dragon prenant grand soin de se cacher et pour convaincre le chevalier, le pédalier lui montrait les dents (de lait) du dragon qu'il avait soi-disant arrachées à la gueule du monstre. Le chevalier repartait alors déçu et nos deux amis demeuraient en paix et reprenaient leur vie heureuse.
Parfois, une donzelle venait tenter sa chance auprès du dragon. La légende, partiellement vraie il faut bien l'avouer, perdurait toujours. Alors, le pédalier et le dragon échangeaient devant elle un long baiser et ils s'exclamaient ensuite "On est gay !" . La donzelle repartait à sont tour, tout aussi déçue.
Je ne sais pas si le dragon vit encore, car c'était il y a bien longtemps. Je ne sais pas s'il a survécu au chagrin quand le pédalier l'a quitté. Ah, comme la vieillesse emporte tôt les humains...
J'espère seulement que le dragon est malgré tout encore vivant quelque part et qu'il a finalement trouvé une dragonne. Ou quelqu'un, qui que ce soit.
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