Dans l’Himalaya, la route qui relie Manali (Himachal Pradesh) à Leh, la capitale du Ladakh, est la deuxième route civile la plus haute du monde. Longtemps interdite, elle était exclusivement réservée au transport des troupes militaires en raison de sa localisation dans la zone frontalière avec la Chine (ex-Tibet).
Jusque dans la moitié des années 1980, pour se rendre dans l’ancien royaume himalayen, il fallait passer par le Cachemire. Au départ de Srinagar, au Nord-Ouest du pays. Quand les tensions avec le Pakistan se sont ravivées autour de la partition de cet État à majorité musulmane, cette route de 420 kilomètres a été interdite à son tour. Aujourd’hui, elle est de nouveau accessible, mais fortement déconseillée. La frontière pakistanaise est à portée de canon et il arrive encore que quelques obus de forts calibres s’abattent sur la route, à 4.000 mètres d’altitude, dans la région de Kargil. Il faut dire que les indiens ne sont jamais en reste et qu’ils ont la riposte facile. De sorte que la route peut être fermée à tout moment pour une durée indéterminée pour cause de “duel d’artillerie”.
Comme les relations avec la Chine se sont relativement normalisées et qu’il fallait impérativement un axe sécurisé pour ravitailler les Ladakhis - qui hormis le tourisme et une maigre production agricole, ne produisent rien -, la route Manali-Leh a finalement été démilitarisée. Son entretien est cependant toujours supervisé par les militaires.
En 1986, les premiers camions saturés de marchandises, escortés par l’armée, ouvraient pour la première fois cette voie aux civils.
Depuis cette époque, de mi-mai à mi-octobre pour les 4X4 et de mi-juin à mi-septembre pour les bus et les camions, si les conditions météorologiques sont favorables, on assiste à un ballet incessant de véhicules sur cet axe ténue, qui s’étire sur 480 km.
Pour rallier Leh, il faut franchir six cols, dont deux culminent à plus de 5000 mètres: le Tangland-La (5.360 mètres) et le Lachung-La (5.079 mètres). Les autres oscillent entre 4.000 et 4.800 mètres.
En hiver, la nature reprend ses droits. La route est totalement impraticable en raison de l’enneigement et des températures entre 35 et 45 degrés inférieures à zéro. Le Ladakh est alors pratiquement coupé du monde jusqu’au printemps. Le seul lien qui subsiste reste l’avion. Liaison précaire en raison des aléas météorologiques. Les appareils peuvent parfois rester bloqués au sol pendant plusieurs semaines.
Maintenir la route ouverte à tout prix
Des hommes sont chargés de maintenir cette route en état pour limiter les ruptures de trafic. Des obscurs, des sans grades auxquels nul ne prête attention et qui se fondent dans un décor minéral grandiose.
Pourtant, dès la belle saison, pour eux, c’est une course contre la montre qui s’engage. Il faut restaurer ou reconstruire au plus vite les passages effondrés sous le poids de la neige, emportés par les pluies torrentielles ou les rivières en crue ; déblayer les millions de mètres cubes des coulées boue provoquées par le dégel. Quand il s’agit d’avalanches d’énormes blocs de roches de forte densité, la dynamite est le seul recours… Et si l’homme et les explosifs deviennent impuissants devant l’ampleur de la tâche, on contourne l’obstacle avec un nouveau tracé… Ici, pas besoin de bureaux d’études. Le contournement se fait au bulldozer. Au ras de l’avalanche finissante. Une fine incision dans la montagne, suffisante pour laisser passer un camion… Souvent, les véhicules de transport attendent à quelques dizaines de mètres derrière le “bull”. Les temps d’attente peuvent prendre plusieurs heures, quelques jours voire plus.
Si l’attente excède quarante-huit heures, les bus fassent demi-tour. Les camionneurs, jamais ! Eux, ils ne sont payés qu’une fois leur chargement acheminé. Pas d’énervement. Les professionnels de la route sont rodés pour organiser un campement sommaire. Et surtout, contrairement aux touristes, ils disposent de suffisamment de nourriture pour tenir un siège.
Un travail sans cesse recommencé
Entretenir une route aussi fragile que précieuse sur près de 500 km, n’est pas une mince affaire. D’autant que les ouvriers des Travaux publics indiens ne disposent que de peu d’engins mécaniques, au regard de l’immensité du travail à accomplir. Même si ces dernières années, en dépit de la crise internationale, l’insolante croissance à deux chiffres de la plus grande démocratie du monde, lui a permis d’équiper un peu mieux ses brigades himalayennes. L’aide internationale a également permis l’arrivée sur les contreforts himalayens, d’engins de travaux publics, notamment grâce au Japon et à la Chine qui lorgnent avec instance sur le faramineux marché indien, fort de plus d’un milliard d’habitants.
En 2013, les autorités indiennes annonçaient au moins deux bulldozers, une pelle-mécanique et un rouleau compresseur, tous les 20 km. Des super-marteaux piqueurs, appelés “griffeurs de montagnes”, font leur apparition. Mais quand on emprunte cette route, on réalise que la pioche et l’huile de coude des ouvriers ont encore un bel avenir dans cette région perdue sur le toit du monde.
Scènes surréalistes que de voir ces hommes seuls ou en petits groupes, errer à pied, une énorme clé anglaise, une simple pelle ou une pioche sur l’épaule. Toujours en guenilles, ils ne disposent que de cagoules de laine grossière ou de simples capuches pour se protéger des affres du soleil et du froid, qui cohabitent souvent à ces altitudes… Et où l’oxygène manque cruellement leur donnant un air hagard.
Si les casques sont rares, ici, nul n’a jamais entendu parler de chaussures de sécurité. Certains ouvriers ne sont chaussés que d’une simple paire de tongs. Les plus nantis disposent tout au plus de bottes en caoutchouc.
Plus loin, au détour d’un virage, des forçats des cimes cassent de la rocaille en plein milieu de la route. À la masse, quand ce n’est pas à l’aide d’un gros marteau ou d’un objet indéterminé. Réduites en blocs d’au moins une dizaine de kilos, ces roches sont alors transportées à la main ou au mieux dans une antique brouette, pour combler les ornières alentour.
Un travail de bagnard réduit a néant, dès que le premier camion brinquebalant, surchargé à l’extrême, roule sur cette improbable rustine de voirie. Il n’y a alors qu’une chose à faire : recommencer. Recommencer encore et toujours. Ils ne rechignent pas. A quoi bon, ils sont là pour ça. Conscients que si le chauffeur avait fait une embardée pour éviter leur rafistolage à peine terminé, il risquait de verser dans le ravin. Tout le long de la route, de nombreuses carcasses échouées trois à quatre cents mètres en contrebas, attestent de la dangerosité de la profession de “truck driver”. Un métier de trompe-la-mort. Alors on ne prend aucun risque inutile et on roule sans état d’âme sur la chaussée fraichement rafistolée.
Surtout qu’en Inde, l’entretien d’un véhicule est une vue de l’esprit. Jamais de vidange. Quand le niveau d’huile baisse, on se contente de faire le complément. On change les plaquettes quand tout le circuit de frein a rendu l’âme. La plupart du temps, on bricole sur le bord de la route, jusqu’au moment ou le camion daignera repartir.
Si la panne est plus grave, il faudra attendre parfois plus de dix jours pour que les pièces de rechange, souvent d’occasion, parviennent de Delhi. Pièces qui seront immanquablement remplacées sur place par le chauffeur et son accompagnateur qui fait office de “guetteur” et est chargé de surveiller le “driver” pour qu’il ne s’endorme pas au volant. À l’occasion, ils pourront se faire aider par les “passagers clandestins” qu’ils acceptent dans la cabine ou à l’arrière du véhicule au milieu des marchandises. Une pratique courante qui permet d’améliorer les fins de mois.
Une centaine de victimes par an
Seuls les abords des nombreux camps militaires, check-points obligatoires pour les usagers de la route, bénéficient d’un revêtement asphalté. Souvent implantés sur les hauts et larges plateaux, ils sont moins exposés aux effets dévastateurs des avalanches. Les autres secteurs, plus difficiles d’accès, sont maintenus à l’état de piste. Sans plus. Ici, ni le confort des chauffeurs indiens, ni la préservation des organes mécaniques des véhicules -déjà mal en point - n’ont d’importance. Encore moins l’intégrité physique des touristes qui se risquent sur cette route. Les indiens le savent d’expérience ; ici, la nature ne fait pas de sentiment. Elle aura toujours le dernier mot. Alors, on va à l’essentiel.
Souvent à la recherche des ultimes frissons de l’aventure, dans un monde qui s’aseptise d’année en année, ces touristes là sont servis. Ici, ils gagnent leurs galons de “voyageurs”. On est loin du voyage organisé. Après un tel périple qui, selon les caprices de la météo, nécessite entre deux jours et une semaine, nombres d’entre-eux, courbaturés et déprimés, repartiront de Leh en avion. Les moins argentés seront obligés de prendre la route en sens inverse. Les genoux pliés sous le menton dans un bus local poussif, dont les amortisseurs ont depuis longtemps perdu toute efficacité, se transformant en objet de torture pour les passagers… Et rendant la conduite aléatoire.
Si les chauffeurs de bus et de camions affirment gagner correctement leur vie sur cette route (30 % de plus que dans le reste du pays), les terrassiers de l’impossible eux, sont payés à peine cinquante roupies par jour (environ 0,80 €). Cent pour un conducteur d’engin de travaux publics et moins de deux-cents pour un chef d’équipe.
Comme les chauffeurs, ces forçats des cimes ne disposent d’aucune assurance en cas d’accidents, pourtant fréquents et souvent fatals.
Outre l’absence de règlementation sur les conditions de travail, les hautes cimes ne parviennent pas toujours à stopper la mousson venue du Sud. Les effets des pluies diluviennes qui s’en suivent provoquent des avalanches de rocailles, principales causes de mortalité.
Les ouvriers affectés à l’entretien de la route, à l’instar des camionneurs ravitailleurs, payent à ce titre un lourd tribut, avec une centaine de décès accidentels chaque année. C’est la raison pour laquelle, ils l’ont surnommée : “La route de la mort”.
Éloignés de leur famille six mois par an, terrassier et camionneurs travaillent parfois plus de quinze heures, sept jours sur sept. Les premiers dormant sur les chantiers itinérants dans des tentes de coton ou des habitations rudimentaires faites de cailloux et de bâches ; les seconds dans leur véhicule. Ils se chauffent et cuisinent à plus de 4000 mètres d’altitude avec des bras zéro alimentés au goudron. Ces hommes n’en ont pas conscience ; mais ils sont faits de l’étoffe des héros. Respect !
13 comments
Annemarie said:
Daniela said:
Annaig56 said:
Nathalie said:
Robert Cabaret said:
Dominique 60 said:
ta présence sur ce site est une grande chance pour nous jean luc !!
homaris said:
Nouchetdu38 said:
Typo93 said:
Tanja - Loughcrew said:
Malik Raoulda said:
Pat Del said:
Leo W said: