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Bernard Friot

Bernard Friot : Les voies du travail pour tous : généraliser le déjà-là communiste

Nous sommes repartis pour une nième, et inutile, concertation sociale sur le fonctionnement du marché du travail, avec, comme on pouvait s’y attendre, le diagnostic que c’est parce qu’il fonctionnerait mal qu’il y a du chômage, et la proposition d’étendre à l’assurance-chômage ce qui a déjà commencé à être mis en place pour la retraite et la maladie : un premier pilier universel financé par la CSG et un second pilier dont les prestations dépendront non pas des besoins (comme dans le régime général maladie) ou du salaire (comme dans le régime général vieillesse ou dans l’actuel Unedic) mais de la somme des cotisations consignées dans un compte, comme dans l’Arrco-Agirc ou dans les menus des mutuelles.

Or pour travailler tous, il faut s’attaquer aux deux causes du chômage, l’une et l’autre capitalistes, le chantage à l’investissement et le chantage à l’emploi. C’est possible parce que c’est déjà commencé grâce aux conquis de la lutte de classes, aujourd’hui en difficulté du fait de leur isolement dans les mobilisations des dernières décennies.

Première cause du chômage, le chantage capitaliste à l’investissement : la production est décidée par des propriétaires ou des prêteurs capitalistes en fonction de leurs intérêts, pas du tout des besoins sociaux et des travailleurs disponibles. Maîtres du travail, ils imposent les lieux, les objets, les méthodes et les niveaux de la production, et comme pour investir ils peuvent faire jouer la concurrence entre les territoires, aucune négociation collective, aucune coresponsabilité avec un pouvoir plus grand des CE, aucun partenariat social ne peut s’opposer à leur chantage. Pour pouvoir travailler tous, les travailleurs doivent conquérir la maîtrise du travail, et donc de l’investissement et de la propriété de l’outil.

Seconde cause du chômage : l’existence d’un marché du travail, et là aussi c’est une dimension structurelle du capitalisme. Les travailleurs ne sont pas titulaires de leur salaire, : pour que les maîtres-chanteurs sur l’investissement puissent maintenir leur domination, il faut que les ressources des travailleurs dépendent de leur décision de les embaucher, il faut qu’il y ait un marché du travail. Sortir du chantage à l’emploi implique que ce ne soit plus l’emploi, le poste, la mission ou la formation qui soient le support du salaire, mais la personne même du travailleur : chacun.e doit être titulaire de son salaire, dont le niveau est définitivement acquis par des épreuves de qualification. Le salaire doit devenir un droit politique.

Objecter que c’est un saut impossible, et s’obstiner à chercher du côté de l’amélioration du fonctionnement du marché du travail une solution à ce qui relève en réalité des décisions stratégiques en matière de production et du caractère politique du salaire, c’est continuer de conduire à l’échec la mobilisation populaire alors qu’elle a été victorieuse quand elle a centré ses efforts sur l’investissement et donc la propriété, et sur le salaire à la qualification personnelle.

Prenons un exemple : le doublement du taux de cotisation maladie entre 1945 et la fin des années 1970 a permis de construire dans les années 1960 un formidable appareil de production de soins sans subir le chantage du capital et d’attribuer aux soignants, fonctionnaires ou libéraux, un salaire à la qualification personnelle. Cette mutation révolutionnaire est aujourd’hui en difficulté, avec gel du taux de cotisation depuis quarante ans, parce qu’elle est restée isolée. L’isolement de la SNCF, des PTT ou d’EDF-GDF, qui ont produit les prémices d’une production communiste du même type, explique aussi leur relative mise en échec par le capital.

Arrêtons les inutiles parlotes sur le marché du travail. C’est sur la maîtrise populaire de l’investissement et sur le salaire comme droit politique de la personne qu’il faut à nouveau faire porter l’effort en nous inspirant des conquis communistes que je viens de citer. Prenons l’exemple de ce que pourrait être une lutte pour une sécurité sociale de l’alimentation : une cotisation nouvelle, entièrement compensée pour les entreprises par le non remboursement à même hauteur, de leur dette d’investissement, permettrait d’affecter par exemple 150 euros par mois et par personne pour achat en libre choix de produits alimentaires bruts ou élaborés par des paysans, des artisans boulangers ou autres, des commerçants, des restaurateurs qui seraient conventionnés (comme le sont les soignants libéraux), étant entendu que les entreprises capitalistes seraient interdites de convention et n’auraient donc pas accès à la production et à la distribution de ces produits alimentaires. Il faut en effet éviter que la solvabilisation de la demande alimentaire soit un marché public au service du capital comme c’est le cas pour le médicament. Ce marché solvabilisé de 120 milliards permettrait aux professionnels conventionnés d’investir sans faire appel au capital (ce qui serait une condition mise à leur conventionnement)

Ce que je viens d’évoquer pour l’alimentation vaut évidemment pour des quantités d’autres secteurs dans lesquels une sécurité sociale pourrait être le vecteur du remplacement de la production capitaliste par une production communiste. Pierre Rimbert a montré dans un article fameux du Monde diplomatique comment une très faible cotisation pourrait garantir la production d’une presse d’information payante (et donc librement choisie par l’acheteur du journal ou l’abonné à sa version numérique) entièrement débarrassée de la publicité et d’actionnaires capitalistes et donc produite à la seule initiative des travailleurs concernés, journalistes, informaticiens, kiosquiers, imprimeurs et autres.

La sécurité sociale du logement, rendue possible par une cotisation-logement, pourrait elle aussi solvabiliser une libre demande de logement dont la production et la distribution seraient le fait exclusif d’architectes, de maçons, d’artisans de second œuvre, de commerciaux, de producteurs d’engins et de matériaux, travaillant dans des entreprises dont ils seraient propriétaires d’usage et passant convention avec une caisse du logement qui ne conventionnerait aucune entreprise capitaliste. Même chose pour la solvabilisation de l’accès à des avocats ou des experts-comptables conventionnés.

Chez tous les professionnels que je viens d’énumérer, mais la liste est infinie, on pense bien sûr aux artistes du spectacle vivant ou aux documentaristes, et à tant d’autres qui produisent et commercialisent le vêtement, les outils, l’énergie ou les transports, il y a une aspiration à sortir le travail des griffes du capital. A nous de construire l’outil politique de cette aspiration si partagée, pour des raisons d’urgence tant écologique qu’anthropologique. Il n’y a aucune utopie dans le communisme, qui repose sur la capacité de s’emparer dans la lutte de classes d’une dimension du présent pour en faire un outil d’émancipation.