C'était un pacifiste éclairé et une figure du bouddhisme qu'il avait fait connaître dans le monde occidental : Thich Nhat Hanh s'est éteint au Vietnam ce samedi 22 janvier, à l'âge de 95 ans. Né Nguyen Xuan Bao en 1926, il avait fondé, en 1950, l’Institut des hautes études du bouddhisme An Quang. En 1966, son appel contre la guerre du Viêt Nam l'avait contraint à l’exil. En 1969, réfugié politique, il s’était installé en France et à partir de 1982, il avait délivré son enseignement au Village des Pruniers, la communauté bouddhique qu’il avait créée. Nous avions eu la chance de l'interviewer en 2014. Une rencontre rare avec un vrai sage. Sa lutte non violente contre la guerre du Viêt Nam, son pays, avait fait de lui un ennemi majeur aux yeux des dirigeants et une source d’influence pour Martin Luther King, entre autres. Depuis, Thich Nhat Hanh est resté un maître inégalable. Des millions de bouddhistes et de laïcs ont suivi son enseignement via ses livres, ses conférences ou ses retraites données chez lui, en France, au Village des Pruniers. Il avait créé ce centre bouddhique en 1982, seize ans après avoir été contraint à l’exil par le gouvernement vietnamien. C’est là que nous l'avions rencontré, tôt le matin, dans une grande salle peuplée de moines et moniales et de laïcs venus des quatre coins du monde pour une retraite de quelques jours, semaines ou mois. D’un pas lent, était arrivé Thây (« maître »), un petit homme de 87 ans alors, mais qui en paraissait 60, à l’air inébranlable. Avant de donner son enseignement, il avait invité, sans rien dire, à une méditation, puis à quelques gestes de gymnastique – non pas « pour être en forme », mais pour le plaisir de se sentir vivant, expliquerait-il plus tard. Une occasion parmi d’autres de pratiquer la pleine conscience, principe central du bouddhisme. Plus tard, nous avions obtenu un rendez-vous dans son ermitage : assis à son bureau, à la lueur rougeâtre d’une lampe et face à une forêt de pins, Thây réalisait des calligraphies. L’image semblait sortie d’un conte bouddhiste ancestral. Soeur Không, sa plus ancienne compagne de route et cofondatrice du Village des Pruniers, et soeur Dinh, son autre bras droit, nous avaient invité à nous asseoir face au maître, qui nous avait rejointes en silence. On aurait alors aimé que cet homme, qui avait échappé par miracle aux bombes françaises, américaines, puis aux mains des communistes et à la douleur de l’exil, nous parle de lui. La voix douce et ferme, il avait répondu : « “Moi, moi”, il n’y a pas de soi séparé. » Pour aller plus loin A lire La Force de l’amour (Albin Michel, 2008), livre dans lequel Soeur Chân Không raconte son parcours auprès de Thich Nhat Hanh. Psychologies : Votre nouvel ouvrage porte sur l’enfant intérieur, une notion de psychologie.
Comment la définissez-vous en tant que bouddhiste ? Thich Nhat Hanh : Quand vous plantez une graine de maïs dans le sol, elle pousse et se transforme en plante. Alors, vous ne voyez plus la graine. Elle est pourtant toujours vivante. Lorsque vous regardez un adulte, l’enfant est bien là, même si vous ne pouvez pas le voir. Souvent, cet enfant a souffert et continue de souffrir. Pour le guérir, il faut commencer par le voir, reconnaître sa tristesse, puis lui parler en l’entourant de votre tendresse, en pleine conscience. Ainsi, vous l’apaiserez. Vous considérez-vous comme un thérapeute ? T.N.H. : Dans notre tradition, on nomme le Bouddha « le roi des guérisseurs ». Car le dharma [l’enseignement du Bouddha, ndlr] a pour fonction de guérir les gens : la colère, le désespoir ou la jalousie sont leurs maladies. Le bouddhisme a, depuis l’origine, une approche psychologique. On y parle de la « conscience du tréfonds », qui correspond à l’« inconscient ». C’est là que résident les graines de ces « maladies », qui ne sont des maladies que si nous laissons leur énergie nous nuire sans utiliser la pleine conscience. Elle seule permet de se guérir, et de guérir les autres. « Prendre soin de son enfant intérieur » n’est donc pas qu’une démarche individuelle…
T.N.H. : Non, car l’enfant intérieur est un enfant collectif. Il est une continuité des enfants intérieurs de votre père, de votre mère et de tous vos ancêtres. Si vous pouvez apaiser le vôtre, vous apaiserez aussi les leurs. Vous pratiquez non seulement pour vous, mais pour vos ancêtres. Dans votre enseignement, ce matin, vous avez dit : « Si vous n’êtes pas heureux, c’est à cause de vous, parce que vous n’utilisez pas la pleine conscience ». Croyez-vous vraiment que cela soit suffisant ?
T.N.H. : La marche méditative, la respiration consciente vous permettent d’être vraiment là. Et si vous êtes vraiment là, alors vous reconnaissez les conditions du bonheur que vous possédez. En profiter devient enfin possible. Tout de suite ! Pouvez-vous me parler de vous enfant ?
T.N.H. : [Long silence.] Regardez cette photo au mur [il désigne de la tête un portrait de lui, en noir et blanc, enfant à l’air grave et serein]. Cet enfant a eu des parents très aimants et il avait seulement 16 ans quand il est devenu moine ! [Rires.] Pour aller plus loin A lire Prendre soin de l'enfant intérieur Qui ne porte pas en lui ses blessures d'enfant ? Le grand maître du bouddhisme nous guide pas à pas pour apaiser la colère, la peur, la tristesse qui hantent encore nos vies d'adulte, et les transformer en une force de réconciliation et de compassion (Belfond). Vous voulez dire que vous n’avez pas d’enfant intérieur blessé ? Vous êtes pourtant passé par des guerres… T.N.H. : Des guerres terribles… Cela nous fait souffrir. Mais cela nous aide, aussi. Quand, à l’école, des amis ont été tués par des soldats, il est devenu évident que l’on ne pouvait pas se contenter de réciter des sutras. Il fallait agir. Ainsi nous est venue l’idée du « bouddhisme engagé » : on a organisé des groupes de jeunes moines et laïcs pour créer des hôpitaux, des écoles… Cela aide à soigner les blessures physiques et mentales : celles des autres et les siennes. Il faut apprendre à savoir souffrir afin de souffrir moins. Qu’est-ce que ça signifie, « savoir souffrir » ?
T.N.H. : C’est ne pas chercher à fuir sa souffrance, mais l’accepter, la regarder en pleine conscience. Puis l’utiliser pour en tirer une énergie positive : la transformer et, ainsi, se transformer. L’utilité de la « communauté » (sangha) paraît évidente dans des conditions de guerre. Mais aujourd’hui et ici, à quoi sert-elle ?
T.N.H. : Au village, nous organisons des retraites pour plus de mille personnes : pour aider un tel groupe à se transformer, un maître, même talentueux, ne peut pas suffire ; il a besoin d’une sangha qui génère une énergie collective de compassion et de pleine conscience. Je pense qu’il en va de même pour les thérapeutes : s’ils s’organisaient en communautés de pratique, ils aideraient mieux les gens. Est-ce la sangha qui vous a aidé à supporter la souffrance de l’exil, dès 1966 ?
T.N.H. : Au fil de la pratique, on en vient à reconnaître que notre pays n’est pas telle partie de la planète et que nos concitoyens ne sont pas que des Vietnamiens, mais aussi des Français, des Anglais, des Américains… Il n’y a plus de discrimination. C’est ce que vous appelez l’« inter-être » : vous dites que nous ne « sommes » pas, mais que nous « inter-sommes »
… T.N.H. : L’inter-être n’est pas une philosophie, c’est une vision profonde que l’on acquiert en tournant son regard vers la nature. Par exemple, la science a découvert que matière et énergie « inter-sont » : l’une peut devenir l’autre. Si les chrétiens et les musulmans se regardent en profondeur, ils découvriront cette nature de l’inter-être et la guerre cessera. Cela fait un demi-siècle que vous diffusez ce message de paix, y compris auprès des plus puissants, mais nous sommes encore loin d’un monde sans guerre !
T.N.H. : Parler de paix aux puissants, c’est facile, mais cela ne suffit pas. Il faut que chacun applique cette loi de l’inter-être dans son quotidien. Et pour cela, il faut s’organiser en sanghas, c’est-à-dire pratiquer la pleine conscience ensemble : en famille, à l’école, dans l’entreprise, au conseil municipal… Lors de votre enseignement, vous avez expliqué le lâcher-prise, en utilisant la métaphore du vacher qui doit lâcher ses vaches s’il veut moins souffrir. N’est-ce pas décalé, dans un contexte de crise où les gens souffrent moins de « trop posséder » que du manque de travail et de ressources ?
T.N.H. : Souvent, on pense que l’on ne peut pas lâcher telle personne ou telle propriété parce que l’on ne pourra pas continuer de vivre sans elle. Mais peut-être est-ce en s’en détachant que l’on souffrira moins. Alors, il faut avoir assez de courage pour pouvoir la laisser aller. Mais toutes les possessions ne constituent pas des obstacles au bonheur ! Seule est une « vache » la possession que vous ne savez pas lâcher. Car elle fait de vous son esclave. Que conseillez-vous, alors, pour « bien » lâcher prise ?
T.N.H. : Dressez une liste, par écrit, de toutes vos « vaches », ces choses mais aussi ces connaissances que vous croyez très importantes, car si vous ne pouvez pas lâcher une connaissance, vous ne pourrez pas arriver à une plus élevée. Puis regardez-les en pleine conscience. Et entraînez-vous à les laisser s’éloigner. Cela vaut avec tous les attachements. Dans le couple ou dans la relation parent-enfant, l’amour véritable consiste à cultiver la liberté des uns et des autres. Certains vous qualifient d’« être éveillé » ou de « bouddha ». L’êtes-vous ?
T.N.H. : Tout le monde l’est ! Car tout le monde a une conscience. Vous aussi, si, lorsque vous marchez, vous êtes consciente de votre pas, vous êtes un être éveillé ! Mais, selon votre pratique, vous pouvez l’être à 10 %, à 20 %, à 40 % de votre temps. Et 40 % ou 50 %, c’est déjà beaucoup ! Il faut garder un peu de boue pour pouvoir faire pousser le lotus. La souffrance sera toujours là, car tant qu’il y a de la vie, il y a de la souffrance. Mais celui qui pratique apprend à la transformer dans la joie et dans la paix. Comment préparez-vous l’« après-Thây » au Village des Pruniers ?
T.N.H. : Je ne vais pas mourir. [Il éclate de rire.] Si vous regardez autour de vous, vous pourrez me voir dans les moines et moniales. Mais ils vont aussi pratiquer le lâcher-prise : des États-Unis à Hong Kong, partout les sanghas travaillent déjà seules. Et notre tradition doit continuer d’évoluer en se nourrissant des sciences et de la psychologie. Vous n’avez pas d’héritier direct ?
T.N.H. : Tous le sont. On va comme une rivière, non comme des gouttes d’eau. Comme on l’a dit au Parti lors de notre retour au Viêt Nam : « Les vrais communistes, c’est nous ! » [Il rit.] En 2005, pour la première fois depuis trente-neuf ans, Thich Nhat Hanh a obtenu la permission de se rendre au Viêt Nam, où chacun de ses déplacements, attirant des milliers de personnes, a été très encadré par le gouvernement.
article de psychologies magazine,,
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