Samedi, j’ai décidé d’aller voir de plus près qui étaient les Gilets jaunes. Comme tout le monde, je m’informe. Mais cette fois, j’ai voulu m’immerger pleinement dans une manifestation pour me rendre compte par moi-même. Ce mouvement « libertaire-spontané-sans leader », qui se prolonge depuis plus de deux mois, m’interpelle. Du jamais vu !
En raison des risques encourus - manifestants et forces de l’ordre n’apprécient pas les journalistes-, je décide de m’y rendre incognito. Pas de brassard de presse, pas de casque, ni de lunettes de protection et encore moins de gilet jaune car le souhaite observer la plus grande neutralité. Même si en ma qualité de citoyen, je ne suis pas insensibles à certaines revendications. Je suis plus réservé sur les méthodes qui se traduisent par de nombreux débordements.
Côté matériel photo, je décide de laisser mes réflex à la maison. Mon hybride (X Pro 2) étant chez le fabricant pour une révision, je ressors mon X Pro 1. En cas de casse, je limiterais les frais.
J’arrive à pied. Je suis en avance devant la mairie de Rouen où les Gilets jaunes se sont donné rendez-vous. Nombre d’entre-eux sont dans les restaurants et les bars alentours. Tout est calme. Les manifestants arrivent par petits groupes sur le lieu du rassemblement. Ils restent éparpillés sur la place sans se rassembler véritablement. Les forces de l’ordre sont déjà à proximité. Bien en vue. Mais elles restent à distance.
Je me rapproche d’un groupe de manifestants, comme si de rien n’était. Soudain l’un d’entre-eux annonce qu’il vient de recevoir un SMS et que le lieu du rendez-vous a été modifié en raison de la présence de la police. Je leur emboîte le pas. Déjà, les protestataires commentent la manifestation qui s’annonce. Je comprends que certains sont remontés contre la police et qu’ils ont l’intention d’en découdre. Le groupe que j’accompagne n’est pas un regroupement de poètes. Ils profèrent déjà des insultes à l’encontre des forces de l’ordre. Visiblement ce sont des membres des Gilets jaunes de la première heure. Ils considèrent que « les provocateurs » sont les policiers qui font systématiquement usage de la force.
Quelques centaines de mètres plus loin, à un croisement, la police que je n’ai pas vu, ni entendu venir, tire plusieurs grenades lacrymogènes. Là, je réalise que les Gilets jaunes sont déjà très nombreux. Ils arrivent de partout. Les policiers les repoussent sans sommation car ils se dirigeaient vers l’un des plus grand centres commerciaux du centre-ville. Premières bouffées de lacrymogènes. Je prends du recul. Tout le monde court en tous sens. Les manifestants s’engouffrent finalement dans l’avenue qui doit les ramener vers l’Hôtel de ville, lieu du rassemblement initial. La tension est déjà à son paroxysme. Il ne faut plus grand chose pour que ça explose. Les insultent fusent et les doigts d’honneur se dressent. Ça promet ! Mais pour l’instant, les policiers gardent leur distance.
Sur l’avenue, je parviens à prendre un peu de hauteur sur un promontoire et je découvre une vraie marée de Gilets jaunes. Je ne sais pas d’où ils sont sortis, en si peu de temps.
Je me précipite en tête de la manifestation pour faire mes premières photos. Cent mètres en amont du cortège compacte qui avance d’un pas rapide et déterminé, deux motards de la gendarmerie sont en travers de l'avenue Je me dis qu’ils n’ont pas intérêt à rester là. Les manifestants n’ont toujours pas digéré les tirs de lacrymogènes de tout à l’heure.
Pas stupides, ni suicidaires, les deux motards démarrent sans plus attendre et font des signes à plusieurs véhicules des forces de l’ordre, stationnés dans une rue perpendiculaire. La place de la mairie est laissée aux Gilets jaunes. La police ne semble pas chercher l'affrontement. Pour l’instant.
Les manifestants se regroupent sur la place. Ils font des selfies. Moi, j n’ai rien à photographier pour l’instant. Je fais quand même le portrait d’un jeune avec son autorisation. Son foulard imprimé représentant une mâchoire de tête de mort et son regard rigolard donnent une impression contradictoire. J’en profite pour engager la conversation avec quelques jeunes et moins jeunes qui n’ont pas l’air belliqueux. Ils évoquent les difficultés rencontrées dans leur quotidien. « Aujourd’hui, même avec un travail, on ne s’en sort plus (…) On est écrasés par les taxes (…) Le mouvement a connu un flottement ces 15 derniers jours, mais comme vous pouvez le constater, me dit un retraité - qui a compris que j’étais journaliste -, aujourd’hui nous sommes venus en force. » Effectivement, il y a du monde. J’apprendrai par la suite auprès de mes anciens confrères de la télévision pour laquelle je travaillais encore il y a quelques mois, que la préfecture annonce plus de 3.000 manifestants. On peut donc légitiment penser qu’ils sont 4.000.
Au bout de 15 minutes, le cortège s’ébranle vers le nord pour rejoindre le grand boulevard. Sur place, une trentaine d’hommes casqués et encagoulés derrière leurs boucliers sont adossés à une demi-douzaine de véhicules transports de troupes. Ils bloquent l’accès de la gare où voulaient se rendre les manifestants. Rebelote. Les Gilets jaunes n’ont pas fait trois mètres en direction des policiers, qu’on se prend une volée de lacrymogènes. Envolée de moineaux chez les manifestants qui rebroussent chemin. Deux cents mètres plus loin, toujours sur le boulevard, comme les forces de l’ordre ne bougent pas, les manifestants les plus enragés tentent de dresser une barricade de fortune avec du matériel de chantier trouvé sur place. Un engin de travaux public est en feu. Cette fois, je me dit que ce sont les policiers qui vont s’énerver et que j’ai peut-être intérêt à ne pas traîner dans les parages. Je connais les techniques de maintien de l’ordre. Quand ils chargent, rien de les arrête. Ils frappent tout ceux qui se trouvent sur leur chemin.
En partant ma femme m’a dit : « Si tu finis à l’hôpital, comme ça t’est souvent arrivé, essaies de limiter la casse. Je te signale que nous prenons l’avion dans 15 jours pour Madagascar ». En repensant à ses paroles, je m’éloigne instinctivement. Je n’ai plus 20 ans et je ne cours plus aussi vite qu’autrefois. Et une armée de matraques dans le dos ne me donneront pas des ailes pour autant. Manque de chance ou de vigilance, je m’engage dans une ruelle qui pourrait se transformer en souricière si la charge intervenait. Je reviens sur mes pas et me retrouve entre les manifestants et les policiers. Ils ne chargent pas encore, mais malgré les cents mètres qui me séparent d’eux, je trouve qu’ils avancent assez vite en frappant leurs matraques sur leurs boucliers. Impressionnant.
Les projectiles des manifestants passent au-dessus de ma tête et les grenades lacrymogènes tombent à mes pieds. Je prends mes jambes à mon cou pour ne pas être pris dans l’étau qui se resserre sur moi. Courir en aspirant les fumées des lacrymogènes à plein poumons, ce n’est pas l’idéal. Je pleure toutes les larmes de mon corps et mon nez coule. Je tente bien de faire une photo, mais vu mon état, je n’insiste pas. De toute façon je suis au milieu des fumées de lacrymogènes et je ne vois plus rien. Impossible d’ouvrir les yeux. Ça brûle. Je ne peux même pas courir. Avec les yeux fermés, ce serait suicidaire. A ce moment, j’ai le sentiment que mon voyage à Madagascar est compromis. Au mieux, je vais me retrouver en garde-à-vue. Au pire, à l’hôpital avec de multiples fractures.
Coup de chance. Les manifestants ont reculé et les forces de l’ordre stoppent leur progression pour se regrouper. Une personne qui habite sur le boulevard a assisté à la scène. Elle me propose de me réfugier dans sa cour. J’accepte volontiers. Aujourd’hui, je ne me sens pas l’âme d’un héros.
Je récupère plus vite que je ne l’aurais pensé. Je ressors sur le boulevard au moment où la force rapide d’intervention de la gendarmerie nationale - que j'identifie enfin -, passe à quelques mètres de moi en courant matraque en l’air. Ils ne font pas attention à ma présence. Ils poursuivent les manifestants qui ont pris une rue descendant vers le centre-ville.
Maintenant, c’est moi qui poursuis les gendarmes. J’ai retrouvé mes esprits. Je suis galvanisé par l’action et surtout par l’idée de faire des photos dynamiques. Jusqu’ici, je n’ai rien photographié d’intéressant. Je ne veux pas rentrer bredouille. Les agents du maintien de l’ordre sont rapides. Je parviens à les rejoindre, après avoir couru comme un malade sur une distance de 800 mètres. Arrivé à un carrefour, je me retrouve essoufflé en plein milieu des gendarmes que je poursuivais. Ils se regroupent. Les manifestants sont devant, à cent mètres. Si la majorité se contente d’insulter les militaires, quelques irréductibles brûlent des poubelles. Je me fais discret et me dis qu’ici, je pourrai prendre quelques clichés intéressants. Je me place à côté des gendarmes qui eux aussi reprennent leur souffle. Je fais quelques photos de profile et de dos des équipages du maintien de l’ordre. Deux ou trois. Pas plus. Ça pourrait les énerver. Devant mon culot, un officier vient me voir et me demande si je suis journaliste ? Je suis repéré « Je m’en doutais », dit-il en retournant discuter avec ses hommes. Ouf !
Quelques secondes plus tard, une fourgonnette banalisée arrive. Des membres de la Brigade anti-criminalité (BAC) en sortent rapidement. Ils sont une dizaine. Eux ne sont pas des militaires de la gendarmerie, ils appartiennent à la police nationale. Ils sont en civile. Casqués, encagoulés, armés de matraques, ils arborent un brassard de police. Il viennent en soutien aux gendarmes et vont traquer les casseurs qu’ils croiseront. Ils sont chargés de procéder éventuellement à des arrestations.
Les équipes du maintien de l’ordre reprennent leur progression. On est dans une partie de la ville constituées de petites ruelles. Idéal pour la guérilla urbaine. Mais à ce petit jeu, ce sont les forces de l’ordre qui ont l’avantage. Je leur emboîte le pas. A ce moment une voix m’interpelle. Ça y est ! On va me dire de dégager, que je n’ai rien à faire ici. Mais non, c’est un membre de la BAC qui me dit : « Monsieur, vous n’avez pas de casque, c’est dangereux. Soyez vigilants et regardez bien en l’air qu’on ne vous balance pas quelque chose sur la tête d’une fenêtre d’immeuble. » Je n’en crois pas mes oreilles. D’expérience, je sais qu’ils n’aiment pas qu’un civil, surtout identifié comme journaliste, se trouve dans leurs pattes quand ils sont en opération.
A Paris, des manifestants se sont retrouvés devant un tribunal pour avoir été pris avec du matériel de protection. Avec un tel équipement par les temps qui courent, on est immédiatement considéré comme un casseur potentiel. Comme c’est ma première manifestation des Gilets jaunes, je ne savais pas comment m’équiper. La prochaine fois je ressortirai mon casque de moto, puisqu’on me le propose si gentiment.
La manifestation se poursuit et le jeu de cache-cache entre forces du maintien de l’ordre et Gilets jaunes va durer jusqu’à tard dans la nuit. Moi, je serai encore pris dans un tir de lacrymogènes. Cette fois, il me faudra trouver refuge dans un hall d’immeuble où je passerai plus de 15 minutes avant de retrouver mes esprits et mon souffle. J’ai vraiment trinqué. C’est là que j’ai décidé de rentrer chez moi. Sur la route du retour je croise plusieurs équipes de télévisons, dont mes anciens collègues de France 3, accompagnés par deux agents de sécurité. Ils veulent que je reste avec eux car une équipe de télévision concurrente vient de se faire agresser quelques minutes plus tôt. Leur agent de sécurité a été hospitalisé. Merci les copains, mais une équipe de télévision dans une manifestation se voit comme le nez au milieu de la figure. Moi, je rentre à la maison. La prochaine fois je reviendrai encore seul, mais avec un équipement de protection adapté. A part les lacrymogènes, personne ne m’a agressé. Ni les manifestants, ni les forces du maintien de l’ordre. Là, j’ai joué les touristes. Résultat, côté photo, je ne vais pas décrocher un prix. J’ai passé plus de temps à courir à tousser et à pleurer, qu’à photographier.
Epilogue : Si je suis en phase avec certaines revendications des Gilets jaunes, je ne peux pas cautionner les nombreux débordements d’une minorité d’excités. La haine vis à vis de la presse et les violences commises à son encontre, sont à mon sens, un réel danger pour la démocratie. Le pire, c’est que les reporters sur le terrains sont souvent solidaires des Gilets jaunes. Ils ne sont pas responsables des éditorialiste qui, il est vrai, mettent parfois de l’huile sur le feu, bien au chaud et en sécurité dans les studios. Cela dit, toutes les opinions ont le droit de s’exprimer. C’est un principe intangible. Envoyer des journalistes à l’hôpital alors qu’ils ne font que leur boulot, ou empêcher la distribution des journaux aux prétexte qu’ils rapportent les exactions d’une minorité de manifestants, n’est pas tolérable.
3 comments
Pat Del said:
Nicole Coutens said:
Typo93 said: