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Studio photo improvisé sur le marché d'Ernakulam
Kochi - En discutant avec le gérant de la home stay, où je réside depuis plusieurs jours, j’apprends incidemment qu’il y a un marché local à Ernakulam, la ville moderne construite aux abords de Fort Cochin.
 "Là, m’assure-t-il, tu as peu de chance de croiser des touristes, c’est un marché uniquement fréquenté par les indiens”. Il est vrai, que je n’ai rien lu sur cet endroit dans les guides. Il ne faut pas me le dire deux fois.
 Vingt minutes plus tard, je suis sur le Custom jetti à attendre le ferry qui, en moins de quinze minutes, doit m’emmener vers la ville nouvelle. Je ne dois pas traîner, il est déjà huit heures trente. Après onze heures, plus question de faire des photos, la lumière sera trop dure.

Arrivé à Ernakulam, je saute dans le premier rickshaw. Le driver m’a vu venir, il me demande cinquante roupies pour une course qui n’en vaut pas plus de vingt.
 Le soleil monte dans le ciel, mais sa lumière est encore douce. Pas de temps à perdre si je veux bénéficier de conditions optimales. Je transige à trente roupies. J’ai bien fait car en à peine deux minutes, on s’engage déjà dans market road.

De nombreuses boutiques vendent des produits chinois de piètre qualité en plastique pour l’essentiel et des textiles de bazar. Beaucoup de ferraille aussi pour les ustensiles de cuisine de fabrication indienne. 
Moi ce qui m’intéresse, c’est le marché de gros pour fruits et légumes. Depuis le Sri-Lanka où j’étais tombé par hasard sur un tel marché dédié aux professionnels, je sais que photographiquement parlant, c’est souvent plus intéressant qu’un marché de détail. Dans ces lieux, commerçants et employés à la manutention n’ont pas l’habitude de voir trainer des étrangers ; d’où un accueil chaleureux. Un mélange de reconnaissance et de saine curiosité.

A peine descendu du rickshaw, l'endroit me parle. On est de plain-pied dans l’authentique. L’Inde du quotidien, l’Inde du réel et “des sans dents”, comme disait Francois. “Les sans dents”, moi je les aimes bien. Ils savent pertinemment qu’un voyageur ne va pas leur acheter une tonne de tomates ou d’ananas. Ils acceptent d’emblée l’étranger, pour peu qu’il prenne le temps d’engager la conversation. Quelques mots d’anglais et des notions de mime suffisent pour communiquer sommairement.
 Au milieu de centaines d’échoppes qui débordent de fruits et légumes en provenance des campagnes alentour, je suis fébrile. Ça grouille de partout, ça s’active en tous sens, ça crie. J’en ai le tournis. La lumière est encore acceptable. Bon, j’ai une heure de photos devant moi. Une course - non contre la montre -, mais contre la lumière s’engage. Mais ne pas confondre pour autant vitesse et précipitation.

 Je dégaine mon boitier équipé de son 24/70 mm pour cadrer le déchargement d'un camion d’oignons.

Le type qui attrape avec un crocher les sacs de soixante-quinze kilos pour les placer sur la tête des porteurs, s’arrête. Il se redresse et me regarde fixement. Aie ! Devant l’accueil des premières personnes croisées et dans l’excitation du moment, j’en ai oublié l’un des fondamentaux. Je ne lui ai pas demandé l’autorisation de le photographier. Ne serait-ce que d’un geste de la main ou en pointant mon boitier d’un doigt interrogateur.
 La scène était trop sympa, trop vivante. J’ai préféré m’affranchir des salamalecs d’usage pour ne pas casser l’ambiance. Résultat, j’ai foiré l’image. Et côté ambiance, si j'en crois son regard, c’est raté ! Ça va peut-être me coûter ma séance photos. Mais non. De glacial, son regard devient rieur. Il affiche désormais un large sourire et me crie quelque chose en agitant les bras. Il veut que je l’immortalise. Il prend la pose. Raide comme un piqué. J’ai compris. Il va falloir sacrifier au rite de la photo figée. Un portrait de lui, une autre photo avec les copains...

 Rares sont ceux qui demandent à recevoir une copie. Se voir sur le monitor du boîtier suffit à leur bonheur. Un rituel auquel on ne peut échapper en Inde et qu'il serait incorrect voire méprisant de ne pas s'y plier. Un amical sésame pour ensuite photographier à sa guise. Mais pour eux, la photo n’a qu'une seule et unique fonction : produire des images souvenirs. Hors des portraits ou des photos de groupes, point de salut.
 Je ne me risque pas à leur parler de ma démarche photographique. Tout au plus, je tente d’évoquer l’importance de la lumière… “T’as pas de flash ?” La suite se passe dans une excellente ambiance, la bonne humeur et les éclats de rires.

Le temps passe, la lumière ne va pas m’attendre. J’ai déjà pris une vingtaine de photos. Pas une ne m’intéresse pour l’instant. On ne m’en laisse pas l’occasion. Foutu pour foutu, je profite de l’instant présent. Qui disait qu’il voulait “être au plus près de la réalité indienne ?” Et bien tu y es ! On ne peut pas discuter deux minutes avec les gens pour être juste poli, puis aller tranquillement faire ses petites photos dans son coin.

On m’interpelle pour me présenter les produits sur les étales, et les locaux semblent visiblement touchés que je m’aventure en dehors du circuit touristique habituel. Quelle prévenance à mon égard : “Tu veux une orange ? Un thé ?” Les indiens sont d’un naturel accueillant. Ce n’est pas un scoop. Mais là, j'ai le sentiment, à défaut d’être le centre du monde - il ne faut pas exagérer - à tout le moins, je suis au centre du marché aux légumes. Pas de quoi pour autant de se prendre pour une grosse légume.

Tant pis pour les photos. La lumière est de plus en plus dure et devant tant de gentillesse je ne parviens pas à expédier les conversations. Le problème, c’est que je n’aurai pas le loisir de revenir demain. A cette heure, je serai dans l’avion. C’est one shot, sinon rien.
 Pas possible dans ce bouillonnement humain de composer un cadre harmonieux. Ça va, ça vient dans tous les sens, surtout devant l'objectif. Si près que la mise au point n’est plus possible. Le 20 mm m’aurait été utile, mais il est resté à l’hôtel. J’ai l’air malin. Et puis, même si tout ça reste bon enfant, quand tu as une douzaine de personnes qui veulent voir la photo avant qu’elle ne soit prise, comment se concentrer ? 


Finalement j’ai une idée. Je regarde le porteur qui s’est arrêté de travailler depuis une demi-heure de sa propre initiative, afin de me servir de guide et d’interprète auprès de ma nouvelle bande de potes. Il parle un peu l’anglais. Il a une bonne tête et une chemise d’un beau bleu, signe distinctif des porteurs agréés en ce lieu. Je lui propose de le photographier. Il accepte avec enthousiasme. Il devait attendre ça depuis le début, sans oser me le demander. Comme il n’est plus question d’instantané, je vais carrément monter la photo. Ce que je ne fais jamais. J’aperçois une vielle toile de jute ajourée qui va me servir de fond et masquer les éléments parasites qui pourraient surgir dans mon cadre.





Je suis plus que limite au niveau de la lumière. Elle explose. L’image, je le sais, sera très contrastée. Trop. Le soleil est au zénith. Rien de bon à attendre, même avec le capteur de mon numérique qui encaisse mieux les hautes lumières et les forts contrastes que le Kodachrome 25. La diapositive qui fut pour moi la meilleure pellicule argentique de tous les temps. Mais comme j’ai initié cette petite mise en scène, il faut aller jusqu’au bout. Je ne me vois pas leur dire : "On laisse tomber se sera à chier".

Malgré les amicales railleries des copains, le porteur reste stoïque. Il prend son rôle au sérieux et semble apprécier la situation pour le moins inattendue. Au hasard du Malayalan, langue officielle du Kerala que les autochtones débitent à la mitraillette, entre les éclats de rires, je comprends le mot "Bollywood" qui revient à plusieurs reprises. Visiblement, ils le comparent à une star du cinéma indien.
 En Inde, les vedettes du grand écran sont vénérées comme des dieux vivants. Leur anniversaire fait l’objet de grandes fêtes nationales. Ce que je prends pour un moment privilégié passé avec les acteurs du marché d’Ernakulam, n’est pas si anodin que ça pour eux.

Dans le doute sur la véritable signification de cette séance photos improvisée pour mes amis du moment, je note méticuleusement plusieurs adresses postales pour leur envoyer des tirages. Impossible de transmettre par mail. Aucun d’entre-eux n’a d’ordinateur et encore moins d’abonnement internet. Ils s’en excusent, presque gênés. Certains n’ont même pas de téléphone portable. Ce qui aujourd’hui en Inde, devient rare.


Dans mon studio improvisé sur ce marché de gros et devant ma disponibilité, c’est l’attroupement. On fait quasiment la queue pour passer devant mon objectif. Il ne faudrait pas qu’un policier passe par là, je pourrais avoir des problèmes avec les services de l’immigration. Assurément, personne ne voudrait croire que je fais ça seulement pour m’amuser, sans contrepartie financière. Et travailler en Inde sans autorisation peut coûter très cher.

Tout le monde trouve mes photos “sou-per”. Tout le monde, sauf moi. J’ai fait le deuil d’une bonne série.
 Il est midi largement passé. La lumière est définitivement pourrie. Il fait 35° et pas un poil de vent. Je suis trempé et je dois régulièrement m’essuyer les yeux avec mon foulard pour voir dans le viseur. Heureusement qu’aujourd’hui j’ai opté pour le réflex plutôt que l’hybride à la visée moins confortable. Surtout en plein soleil. Une fois la photo prise, je la montre machinalement à la personnes qui vient de prendre la pose, sans la regarder moi-même. C’est du travail à la chaine, sans conviction. “Au suivant...”



La lumière n’est pas seule en cause sur ma certitude que rien de bon ne sortira de cette séance. Le lieu est trop exigüe et les manutentionnaires chargés comme des mulets, continuent de déambuler dans l’allée où j’officie. Si certains ont décidé de faire une pause en ma compagnie, d'autres continuent de bosser. Il faut sans cesse s’interrompre et se pousser. Priorité aux travailleurs qui suent à grosses gouttes sous la charge.




Ma liberté d’action enfin retrouvée, je réalise que je n’ai que des plans serrés. Aucune vue générale. On ne m'en a pas laissé le temps. Il est désormais 13 heures. C’est mission impossible. Le soleil plombe tout. L’activité n’a pas fléchi et on se marche littéralement dessus.
Pour décrocher “une bonne plaque”, comme on disait autrefois, il aurait fallu avoir du temps. Choisir un endroit sympa, se placer légèrement en retrait et attendre discrètement que la scène se compose d’elle-même. Ça peut prendre plusieurs dizaines de minutes d'attente et de concentration. Pour la discrétion, c'est raté.
Il faut aussi prendre en compte la différence d’éclairement qui règne ici. La pénombre à l’intérieur des échoppes ouvertes sur les ruelles inondées de soleil, se traduit par des écarts pouvant aller jusqu’à cinq diaphragmes. Ingérable. Même en post-production. Pour obtenir quelque chose d’acceptable dans une telle configuration, il aurait fallu être là au petit matin, quand les écarts de luminosités sont plus raisonnables.
 Photographiquement, c’est la débâcle. Mais en tout cas, on s’est bien marrés. C’est ça qu’il faudra retenir de cette sympathique expérience.



1 comment

Pat Del said:

Un reportage, haut en couleurs, qui ne peut que séduire ceux qui parviennent à s'échapper des 'sentiers battus' !
5 years ago ( translate )