Loading
Cyrano de Bergerac Acte V Scène IV

Chacun de nous a sa blessure : j'ai la mienne.

Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne,

Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant

0ù l'on peut voir encore des larmes et du sang !



Sa lettre !... N'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-être,

Vous me la feriez lire ?



Ah ! vous voulez ?... Sa lettre ?



Oui... Je veux... Aujourd'hui...



Tenez !



Je peux ouvrir ?



Ouvrez... lisez !...



Roxane, adieu, je vais mourir !...



Tout haut ?



C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée

J'ai l'âme lourde encore d'amour inexprimé,

Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,

Mes regards dont c'était...



Comme vous la lisez,

Sa lettre !



dont c'était les frémissantes fêtes,

Ne baiseront au vol les gestes que vous faites;

J'en revois un petit qui vous est familier

Pour toucher votre front, et je voudrais crier...



Comme vous la lisez, — cette lettre !



Et je crie

Adieu !...



Vous la lisez...



Ma chère, ma chérie

Mon trésor.

D'une voix...



Mon amour !...



D'une voix...

Mais... que je n'entends pas pour la premiere fois !



Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,

Et je suis et serai jusque dans l'autre monde

Celui qui vous aima sans mesure, celui...



Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.



Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle

D'être le vieil ami qui vient pour être drôle



Roxane !

C'était vous.





Non, non, Roxane, non !



J'aurais du deviner quand il disait mon nom



Non ! ce n'était pas moi !



C'était vous



Je vous jure...



J'aperçois toute la généreuse imposture :

Les lettres, c'était vous...



Non !



Les mots chers et fous,

C'était vous...



Non !



La voix dans la nuit, c'était vous



Je vous jure que non !





L'âme, c'était la vôtre



Je ne vous aimais pas.

Vous m'aimiez !



C'était l'autre

Vous m'aimiez !



Non !



Déjà vous le dites plus bas



Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !



Ah ! que de choses qui sont mortes... qui sont nées

- Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,

Puisque sur cette lettre où, lui, n'était pour rien,

Ces pleurs étaient de vous ?



Ce sang était le sien.



Alors pourquoi laisser ce sublime silence

Se briser aujourd'hui ?



Pourquoi ?...





Quelle imprudence!

Ah ! j'en étais bien sûr! il est là !

Tiens, parbleu !

Il s'est tué, Madame, en se levant !



Grand Dieu !

Mais tout à l'heure alors... cette faiblesse ?... cette ?...



C'est vrai ! je n'avais pas terminé ma gazette

... Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné

Monsieur de Bergerac est mort assassiné



Que dit-il ? — Cyrano ! — Sa tête enveloppée

Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?



, D'un coup d'épée,

Frappé par un héros, tomber la points au cœur !'...

— Oui, je disais cela !... Le destin est railleur !...

Et voila que je suis tué dans une embûche,

Par-derrière, par un laquais, d'un coup de bûche

C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort.



Ah ! Monsieur !...





Ragueneau, ne pleure pas si fort !...

Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?



Je suis moucheur de... de... chandelles, chez Molière.



Molière !



Mais je veux le quitter, dès demain ;

Oui, je suis indigné !... Hier, on jouait Scapin,

Et j'ai vu qu'il vous a pris une scène !



Entière !



Oui, Monsieur, le fameux 'Que diable allait-il faire ?...'



Molière te l'a pris !



Chut ! chut ! Il a bien fait !...



La scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ?



Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !



Oui, ma vie

Ce fut d'être celui qui souffle, — et qu'on oublie



Vous souvient-il du soir où Christian vous parla

Sous le balcon ? Eh bien ! toute ma vie est là :

Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,

D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire !

C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau

Molière a du génie et Christian était beau !



Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne



Non ! non ! n'allez chercher personne:

Quand vous reviendriez, je ne serais plus là



Il me manquait un peu d'harmonie... en voilà



Je vous aime, vivez !



Non ! car c'est dans le conte

Que lorsqu'on dit : Je t'aime ! au prince plein de honte,

Il sent sa laideur fondre a ces mots de soleil...

Mais tu t'apercevrais que je reste pareil.



J'ai fait votre malheur ! moi ! moi !



Vous ?... au contraire

J'ignorais la douceur féminine. Ma mère

Ne m'a pas trouve beau. Je n'ai pas eu de sœur.

Plus tard, j'ai redoute l'amante à l'œil moqueur.

Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie.

Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.



Ton autre amie est là, qui vient te voir !



Je vois.



Je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois



La Bret, je vais monter dans la lune opaline,

Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine...



Que dites-vous ?



Mais oui c'est là, je vous le dis,

Que l'on va m'envoyer faire mon paradis.

Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée,

Et je retrouverai Socrate et Galilée !



Non ! non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop

Injuste ! Un tel poète! Un cœur si grand, si haut !

Mourir ainsi !... Mourir !...



Voila Le Bret qui grogne !



Mon cher ami...

Ce sont les cadets de Gascogne...

- La masse è1èmentaire... Eh oui !... voilà le hic...



Sa science... dans son délire !



Copernic

A dit...





Oh!



Mais aussi que diable allait-il faire,

Mais que diable allait-il faire en cette galère ?...

Philosophe, physicien,

Rimeur, bretteur, musicien,

Et voyageur aérien,

Grand riposteur du tac au tac,

Amant aussi - pas pour son bien ! -

Ci-git Hercule-Savinien

De Cyrano de Bergerac

Qui fut tout, et qui ne fut rien,

... Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre :

Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !



Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,

Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement

Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,

Vous donniez un sens double a ces voiles funèbres,

Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.



Je vous jure !...



Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !



- Ne me soutenez pas ! - Personne !

Rien que l'arbre !

Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,

- Ganté de plomb !