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VENDREDI OU LES LIMBES DU PACIFIQUE
.....Après avoir couru allégrement entre les blocs rocheux, puis sauté de l’un à l’autre, comme il avait vu Vendredi le faire cent fois, il arriva bien vite au point où il fallait se coller à la paroi et progresser en grippant de ses vingt doigts dans toutes ses anfractuosités. Là, il éprouva un immense mais assez suspect soulagement en retrouvant le contact direct de l’élément tellurique. Ses mains, ses pieds, tout son corps nu connaissaient le corps de la montagne, ses lisseurs, ses effritements, ses rugosités. Il se livrait avec une extase nostalgique à une palpation méticuleuse de la substance minérale où le souci de sa sécurité n’entrait que pour une part. Cela- il le savait bien- c’était une replongée dans son passé, et c’eût été une démission lâche et morbide si le vide -auquel il tournait le dos- n’avait constitué l’autre moitié de son épreuve. Il y avait la terre et l’air, et entre les deux, collé à la pierre comme un papillon tremblant, Robinson qui luttait douloureusement pour opérer sa conversion de l’une à l’autre. Parvenu à mi-hauteur de la falaise, il s’imposa un arrêt et un demi-tour, rendus possibles par une corniche large d’un pouce sur laquelle ses pieds pouvaient prendre appui. Une sueur froide l’envahit et rendit ses mains dangereusement glissantes. Il ferma les yeux pour ne plus voir tournoyer sous lui le dévalement des blocs rocheux sur lesquels il courait tout à l’heure. Puis il les rouvrit, décidé à maîtriser son malaise. Alors il eut l’idée de regarder vers le ciel qu’embrasaient les dernières lueurs du couchant. Un certain réconfort lui rendit aussitôt une partie de ses moyens. Il comprit que le vertige n’est que l’attraction terrestre se portant au cœur de l’homme demeuré obstinément géotropique. L’âme se penche éperdument vers ces fonds de granite ou d’argile, de silice ou de schiste dont l’éloignement l’affole et l’attire en même temps, car elle y pressent la paix de la mort. Ce n’est pas le vide aérien qui suscite le vertige, c’est la fascinante plénitude des profondeurs terrestres. Le visage levé vers le ciel, Robinson éprouva que contre l’appel doucereux des tombes en désordre pouvait prévaloir l’invitation au vol d’un couple d’albatros planant fraternellement entre deux nuages teintés de rose par les derniers rayons du soir. Il reprit son escalade l’âme confortée, et sachant mieux où le mèneraient ses prochains pas....


Michel Tournier

6 comments

Georges. said:

Ouiiiiiiiiiiiiiiiiiii
Sourire
Bises Fabienne
8 years ago ( translate )

Ferl replied to Georges.:

:-))
8 years ago ( translate )

Régis Desailly said:

Merci pour le plaisir , mais je pensais que ce texte était de Nicolas Hulot dans mémoires d"Ushuaia". :-)))
8 years ago ( translate )

Ferl replied to Régis Desailly:

:-o)))
8 years ago ( translate )

Pat Del said:

Un magnifique texte où chaque ligne affiche une sonorité 'vertigineuse' ! A chacun d'y percevoir des états d'âme qui ne peuvent être partagés. J'aime le choix des mots : ils ont l'incandescence d'un jeune volcan, la fougue de l'océan, la force d'un vent de tempête...
Un régal !
8 years ago ( translate )

Ferl replied to Pat Del:

Heureuse que cela te plaise, Patrick...!
Amitiés.
8 years ago ( translate )