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Nouveau TEST: Les cornes d'Andrea...10 années plus tard.

Fédor se réveilla.
Tôt. Il se couchait comme les poules et s’éveillait au chant du coq, cela faisait partie de sa personne au même titre que son emploi subalterne. La caractéristique de cet emploi tenait en quelques mots : tous les matins il faut sortir du lit. Fédor sortit donc du lit pendant que la plus chère de ses habitudes, son épouse Anouchka, dormait encore en silence. Fédor, lui, ronflait comme un bienheureux à ses côtés depuis dix ans, ce qui dérangeait peut-être Anouchka mais il était homme trop positif pour les questions inutiles. Au saut du lit, la grande question, quel temps fait-il, le trouvait trop philosophe pour se laisser gouverner par des contingences aussi petites. Par tous les temps donc il se rendait à son bureau, par le même parcours et dans la même pelisse, la seule qu’il eût. L’été elle lui tenait chaud, l’hiver elle lui tenait froid, quand il pleuvait elle le tenait mouillé, quand il ne pleuvait pas elle le tenait sec, ce qui fait beaucoup d’avantages pour une seule pelisse. Elle était de bonne coupe et drapait bien le maintien noble qui est le signe extérieur du philosophe.

Ce matin, il pleuvait. Un petit vent traître se promettait de conter fleurette aux jupons des dames. Fédor était homme à savoir discerner les avantages des inconvénients. Il ausculta dans le miroir le bon état de ses avantages. Il y discerna deux inconvénients de taille à désarmer un philosophe : deux gros boutons symétriques lui étaient poussés au beau milieu du front. L’affaire n’était pas mûre et avait mauvaise apparence. « Quelle mouche m’aurait donc piqué ? Qu’ai-je donc mangé hier soir ? Quel rêve ai-je eu cette nuit ? Est-ce que je rêverais encore ? » Autant de réponses négatives : Fédor ne rêvait pas, avait fort bien dormi, dîné légèrement la veille, aucune mouche ne l’avait piqué. Deux boutons lui étaient poussés, voilà tout. Pourquoi pas un seul pourquoi pas sept, pourquoi pas au bout du nez, pourquoi pas en un endroit caché ? Fédor philosophait en vain. « Et pourquoi à moi, et pourquoi pas à un autre ? » On ne peut descendre plus profond dans l’auscultation de la fatalité.

Fédor ne prit pas de petit déjeuner. Il délibérait sur le parti à prendre. Il prit deux morceaux de sparadrap et les appliqua soigneusement sur les boutons. Cela donnait deux reliefs espacés au milieu du front, l’effet était propre mais insolite. Il prit un grand morceau de sparadrap qui recouvrait les deux boutons. L’effet était meilleur : il pouvait faire passer Fédor pour un homme qui aurait au cours d’un duel reçu une balle en plein front. Il se rangea à la dignité de ce parti. Comme il drapait dans sa pelisse la belle assurance de ses épaules, il s’aperçut que les emmanchures étaient fort usées. Examinant de plus près ce détail étonnant, il s’aperçut que l’ensemble de la pelisse donnait des signes inquiétants de fatigue. Soudain il lui vint un soupçon : il examina les boutonnières et compta les boutons. Il n’en manquait aucun. Fédor se sentit rassuré puis ne sut pas très bien s’il devait l’être. Peut-être eût-il été plus logique qu’il en manquât deux…Il perdit du temps dans cette perplexité. Il lui fallait maintenant de rendre au bureau d’un pas accéléré, ce qu’il jugeait un manque de dignité. Il pleuvait, un petit crépitement froid lui criblait le visage. Il s’aperçut qu’il était de méchante humeur, ce qui le désola tout à fait. Il courba la tête et les épaules, se sentit vieux tout d’un coup, vieilli de dix ans depuis son lever. Sous le sparadrap les deux boutons lui cuisaient. Il se protégea du regard des passants en ne regardant personne.

Arrivé au bureau, il fut salué par le bonjour accoutumé de son collègue Vassili. « Bonjour, collègue ! », lançait Vassili, « bonjour collègue ! » renvoyait Fédor. C’était là tous leurs cordiaux échanges. Fédor n’était pas bavard, Vassili était méprisant. Or ce jour là il leva sur Fédor le regard d’un honnête homme qui flaire quelque farce. « Qu’est-ce donc que… ? – Bonjour collègue, estimable collègue, digne collègue…- Qu’avez-vous donc… ? – Avez-vous vu ce matin, cette bourrasque, un temps pareil, est-il permis en cette saison, c’est fort cela, je me plaindrai aux Services de l’Ordre public ! – Dites-moi d’abord… - Oui, je vous le dis, je suis prêt à envoyer une réclamation, pour le remboursement de ma pelisse, et puis il nous faudrait demander une augmentation au chef de Service, nos années d’ancienneté et d’assiduité parlent en notre nom mais l’injustice… - Me direz-vous enfin ?... - Je vous le dis, c’est bien ainsi que je l’entends, je suis un honnête serviteur de l’Ordre public, je ne me mêle pas des affaires qui ne me concernent pas, je ne demande rien à personne… - Oui mais moi je vous demande… - Je vais vous le dire, j’ai une honnête épouse, une parfaite épouse, jeune et jolie et il faut que vous fassiez sa connaissance, depuis si longtemps que vous et moi travaillons ensemble dans les meilleurs termes… - Mais à la fin qu’avez-vous… ? – J’ai que mon épouse, Anouchka, veut faire votre connaissance, elle cuisine à merveille, dites, êtes-vous marié, il faut vous marier…- Anouchka vous a donc mordu ? – Que dites-vous là ? – Elle vous a mordu ou vous a cogné au front, elle vous roue de coups, elle vous gruge. – Mais vous êtes fou…- Alors, dites moi donc ce que vous avez au front, pourra-t-on enfin le savoir ? – Ce n’est rien, rien que deux boutons qui me sont poussés au milieu du front, voilà tout. – Des boutons, à votre âge ? Laissez-moi vous dire qu’aux jeunes gens il pousse des boutons, aux vieux croûtons il pousse une paire de cornes, et voilà ce que vous avez au front. » Vassili partit d’un éclat de rire qui fit voltiger la paperasse. Fédor reste étourdi, juste comme un homme qui viendrait de recevoir une balle en plein front.

La balle se décantait lentement dans le cerveau de Fédor : vieux croûton, voilà ce qu’il a dit, sans doute a-t-il voulu m’insulter, dois-je en demander réparation ? Peut-être a-t-il tout simplement raison, j’ai passé l’âge de sa belle jeunesse mais suis-je pour autant un croûton ? Qu’importe, je suis peut-être fini, c’est cela qu’il me dit, fini mais qu’entend-il par ses « cornes » ? Je n’ai rien d’un diable. A moins que je ne sois que cela, un pauvre diable. Voilà le mot. Que m’arrive-t-il ? Pourquoi ces deux boutons me sont-ils poussés ? C’est de là que vient tout le malheur mais je suis un honnête serviteur de l’Ordre public, pourquoi tout ne pourrait-il pas rentrer dans l’ordre des choses ? A commencer par cela : j’aurais dû déjeuner ce matin. Il ne fut jamais déroger au bon ordre des habitudes. Ce soir j’aurai grand faim, je mangerai trop, je dormirai mal…

Fédor considéra Vassili, qui recopiait de sa soigneuse écriture, en un nombre précis d’exemplaires impeccablement numérotés, les grands décrets de la paperasserie. Il lui fallut livrer le résultat de sa philosophie positive.

- Collègue, dit Fédor, je suis un imbécile.

Vassili n’était point tout à fait méchant homme. Il regrettait déjà son bon mot, le trouvait d’un goût douteux, voulut mieux faire.

- Tout le monde est imbécile. Je veux dire que tout homme un jour se trouve imbécile en telle ou telle circonstance. Tel brillant causeur de salon se trouve imbécile dans un chemin creux parce qu’il a la phobie des vers de terre. Tel despotique meneur d’hommes se trouve imbécile seul dans son lit parce qu’il a peur du fantôme de sa nourrice.

- Faut-il avoir de l’imagination ! prononça Fédor avec le profond respect de qui n’a rien compris.

- Collègue, vous avez de la pénétration. L’imagination, voici en effet le moteur de la peur. Un enfant voit une poule qui picore, il voit l’isba de la Babayaga qui pivote, s’enfuit fou de peur. Le subalterne voit son chef de Service qui pérore et voit le monstre de la Machine qui l’asservit, il voit son avancement qui recule, il voit s’enfler les ailes de la Paperasse et tandis que les serres crochues de la lettre et du chiffre dansent le sabbat de son âme « Collègue, dit le petit chef, vous me donnerez bien une prise de tabac ? »

- Pourquoi n’êtes vous pas Chef de Service ?

- Excellente question. Je pourrais être chef de Service. Si je ne cherche pas à le devenir c’est que je pourrais, de chef de Service, devenir Chef de toute la Paperasse, Petit Père de notre Sainte Mère l’Administration et que cet homme fort important que je pourrais devenir aurait plus de soucis qu’un subalterne et surtout moins de temps pour friser sa moustache et lustrer ses bottes.

- Vous comprenez tout de magistrale manière. Alors expliquez-moi. Je suis à ce bureau depuis des années, j’ai toujours honnêtement fait la copie, et voici qu’aujourd’hui, depuis des heures que je suis ici, je n’ai pu recopier une seule feuille. Pourtant je n’ai rien, rien d’autre que deux boutons qui me sont poussés cette nuit. Qu’est-ce que cela signifie ?

- Cela pourrait bien signifier, Collègue, que vous ne tarderez pas à perdre votre place, si votre état d’abattement persiste.

Fédor quitta son bureau comme un homme qui se voit au matin deux boutons au front et le soir se voit destitué. « Que vais-je dire à Anouchka ? » Il avait beau retourner la question dans tous les sens, il n’y trouvait pas réponse. Il pleuvait, le vent aigre s’était fait glacé. Fédor s’aperçut alors que sa pelisse était glacée comme le vent, mouillée comme la pluie et qu’elle était donc devenue tout à fait inutile. Il vit qu’elle se défaisait comme la guenille d’un pauvre diable.

« Anouchka.. », commença Fédor et il s’arrêta là. Aucune trace d’Anouchka, sinon une exquise odeur de petits pâtés de viande. Sur la table de la cuisine, un papier blanc posait une note de gaieté. C’était une lettre d’Anouchka.



Fédoroutchka, petit Père,



Je ne rentrerai pas ce soir, je ne rentrerai pas demain. Je t’ai cuisiné tes petits pâtés préférés, tu les trouveras tout chauds encore dans le garde-manger. N’en mange pas trop ce soir, cela t’empêcherait de bien dormir. Tu peux en garder pour demain et après demain, ils se conservent très bien et son aussi bons froids que chauds. Pardon, Fédoroutchka et adieu, mon bon petit Père. Prends soin de toi.

Anouchka, recommença Fédor, et il s’arrêta tout à fait. Il songea longtemps aux petits pâtés de viande sans que lui vînt l’idée d’en manger. Il ne songeait pas même à retirer sa pelisse. « Voilà dix ans que j’ai cette pelisse. Anouchka était venue avec moi pour la choisir, elle était chère mais c’est elle qui m’avait convaincu de l’acheter, « tu t’y retrouveras », avait-elle dit. C’était une jeune femme très sensée, mon collègue Vassili l’aurait appréciée. Or je n’ai plus de collègue, plus d’emploi, plus d’épouse. Tout cela, à cause de deux boutons qui me sont poussés au milieu du front.

Fédor arracha le sparadrap de son front et prit un miroir. Les boutons avaient disparu.

Le reflet de Fédor dans le miroir avait aussi disparu.

« Je suis donc un homme mort, se dit-il, cela m’arrive à moi parce que cela arrive à tout un chacun. Je suis de retour dans le bon ordre des choses ».

Cette conclusion le rassura et lui apporta un complet apaisement.

Mais qui relira ce texte d'il y a dix ans......???? Vu par 500 personnes à l'époque....!!!!







2 comments

Saluton al ciuj...!… said:

Superbe dix années plus tard.....!!!!

Danilo déc 2021
3 years ago ( translate )

Typo93 said:

Combien de Fédor parmi nous, les sept milliards d'humains ?
Beaucoup.
Beaucoup trop.
Ils peuvent s'appeler Fédor, John, Hans, Chang ou François, ils se ressemblent.
3 years ago ( translate )