Une fable pour comprendre l'argent
L’île des Naufragés 2
par Michel Portal
“L'Île des Naufragés” est un des premiers écrits du canadien Louis Even. Cette fable a permis à bien des gens de comprendre l’argent. Vous en trouverez ici une adaptation (2010 Version 0.0) et aurez peut-être des suggestions pour parfaire le travail entamé.
1. Sauvés du naufrage
Une explosion a détruit leur bateau. Les survivants se sont agrippés aux premières pièces flottantes qui leur tombaient sous la main. Cinq ont fini par se trouver réunis sur cette épave que les flots emportent à leur gré. Des autres compagnons de naufrage, aucune nouvelle. C’était avant les téléphones portables.
Depuis des heures, de longues heures, ils scrutent l'horizon: quelque navire en voyage les apercevrait-il? Leur radeau de fortune échouerait-il sur quelque rivage hospitalier?
Tout à coup, un cri retentit:
“Terre! Terre là-bas, voyez! Justement dans la direction où nous poussent les vagues!”
A mesure que se dessine, en effet, la ligne d'un rivage, les figures s'épanouissent. Il y a François, le grand et vigoureux charpentier qui a le premier lancé le cri: Terre!
Paule, cultivatrice; c'est elle que vous voyez en avant, à gauche, à genoux, une main à terre, l'autre accrochée au piquet de l'épave;
Jacqueline, spécialisée dans l'élevage des animaux: c'est la femme au pantalon rayé qui, les genoux à terre, regarde dans la direction indiquée;
Henriette, l'agronome horticultrice, un peu corpulente, assise sur une valise échappée au naufrage;
Thomas, le prospecteur minéralogiste, c'est le gars qui se tient debout en arrière, avec une main sur l'épaule du charpentier.
2. Une île providentielle
Remettre les pieds sur la terre ferme, c'est pour nos Humains un retour à la vie.
Une fois séchés, réchauffés, leur premier empressement est de faire connaissance avec cette île où ils sont jetés loin de la civilisation. Ils la nomment “L'Île des Naufragés”.
Une rapide tournée comble leurs espoirs. L'île n'est pas un désert aride. Ils sont bien les seuls à l'habiter actuellement. Mais d'autres ont dû y vivre avant eux, s'il faut en juger par les restes de troupeaux demi-sauvages qu'ils ont rencontrés ici et là. Jacqueline, l'éleveuse, affirme qu'elle pourra les améliorer et en tirer un bon rendement.
Quant au sol de l'île, Paule le trouve en grande partie fort propice à la culture. Henriette, elle a découvert des arbres fruitiers, dont elle espère pouvoir tirer profit. François a surtout remarqué les belles étendues forestières, riches en bois de toutes sortes: ce sera un jeu d'abattre des arbres et de construire des abris pour la petite colonie. Quant à Thomas, le prospecteur, ce qui l'a intéressé, c'est la partie la plus rocheuse de l'île. Il y a noté plusieurs signes indiquant un sous-sol richement minéralisé. Malgré l'absence d'outils perfectionnés, Thomas se croit assez d'initiative et de débrouillardise pour transformer le minerai en métaux utiles.
Chacun va donc pouvoir se livrer à ses occupations favorites pour le bien de tous. Tous sont unanimes à louer le dénouement relativement heureux d'une grande tragédie.
3. Les véritables richesses
Et voilà nos habitants à l'ouvrage. Les maisons et des meubles sortent du travail du charpentier. Les premiers temps, on s'est contenté de nourriture primitive. Mais en quelques mois les champs produisent et Paule a des récoltes.
A mesure que les saisons succèdent aux saisons, le patrimoine de l'île s'enrichit. Il s'enrichit, non pas d'or ou de papier monnaie, mais des véritables richesses: des choses qui nourrissent, qui habillent, qui logent, qui répondent à des besoins.
La vie n'est pas aussi douce qu'ils la souhaiteraient. Il leur manque bien des choses auxquelles ils étaient habitués dans la civilisation. Mais leur sort pourrait être beaucoup plus triste.
D'ailleurs, ils ont déjà connu des temps de crise dans leur ancien pays. Ils se rappellent les privations subies dans les années trente, alors que des magasins étaient trop pleins à dix pas de leur porte. Au moins, dans l'Île, personne ne les condamne à voir pourrir sous leurs yeux des choses dont ils ont besoin. Et puis les taxes sont inconnues. Les saisies d’huissier ne sont plus à craindre.
Si le travail est dur parfois, au moins on a le droit de jouir des fruits du travail. Somme toute, on exploite l'île en bénissant la Nature, espérant qu'un jour on pourra retrouver les parents et les amis, avec deux grands biens conservés: la vie et la santé.
4. Un inconvénient majeur
Nos homo-sapiens-sapiens se réunissent souvent pour causer de leurs affaires.
Dans le système économique très simplifié qu'ils pratiquent, une chose les taquine de plus en plus: ils n'ont aucune espèce de monnaie. Le troc, l'échange direct de produit contre produit, a ses inconvénients. Les produits à échanger ne sont pas toujours en face l'un de l'autre en même temps. Ainsi, du bois livré à la cultivatrice en hiver ne pourra être remboursé en légumes que dans six mois.
Parfois aussi, c'est un gros article livré d'un coup par un des membres, et il voudrait en retour différentes petites choses produites par plusieurs des autres à des époques différentes.
Tout cela complique les affaires. S'il y avait une monnaie en circulation, chacun vendrait ses produits aux autres au juste prix. Avec l'argent, il achèterait aux autres les choses qu'il veut, quand il les veut et qu'elles sont là.
Tous s'entendent pour reconnaître la commodité que serait un système monétaire. Mais aucun d'eux ne sait comment en établir un. Ils ont appris à produire la vraie richesse, les choses et des services. Mais ils ne savent pas en faire les signes, l'argent.
Ils ignorent comment l'argent commence, et comment le créer quand il n'y en a pas et qu'on décide ensemble d'en avoir... Bien des êtres instruits seraient sans doute aussi embarrassés; les divers pays l'ont bien été “avant guerre”. Seul, l'argent manquait, et le gouvernement restait paralysé devant ce problème.
5. Arrivée d'un nouveau réfugié
Un soir que les naufragés, assis sur le rivage, ressassent ce problème pour la enième fois, ils voient soudain approcher une chaloupe avironnée par un seul homme.
On s'empresse d'aider le nouveau naufragé. On lui offre les premiers soins et on cause. On apprend qu'il a lui aussi échappé à un naufrage, dont il est apparemment le seul survivant. Son nom: Martin.
Heureux d'avoir un compagnon de plus, nos cinq amis l'accueillent avec chaleur et lui font visiter l’île.
— «Quoique perdus loin du reste du monde, lui disent-ils, nous ne sommes pas trop à plaindre. La terre rend bien; la forêt aussi. Une chose nous manque: nous n'avons pas de monnaie pour faciliter les échanges de nos produits.»
— «Bénissez le hasard qui m'amène ici! répond Martin. L'argent n'a pas de mystère pour moi. Je suis banquier, et je puis vous installer en peu de temps un système monétaire qui vous donnera satisfaction.»
Un banquier!... Un banquier!... Un ange venu du ciel n'aurait pas inspiré plus de révérence. N'est-on pas habitué, en pays civilisé, à s'incliner devant les banquiers? Ils contrôlent les pulsations de la finance.
6. Le dieu de la civilisation
— «Monsieur Martin, puisque vous êtes banquier, vous ne travaillerez pas dans l'île. Vous allez seulement vous occuper de notre argent.»
— «Je m'en acquitterai avec la satisfaction, comme tout banquier, de forger la prospérité commune.»
— «Monsieur Martin, on vous bâtira une demeure digne de vous. En attendant, peut-on vous installer dans l'édifice qui sert à nos réunions publiques?»
— «Très bien, mes amis. Mais commençons par décharger les objets dans la chaloupe que j'ai pu sauver: une petite presse, du papier, des accessoires, et surtout un petit baril que vous traiterez avec grand soin.»
On décharge le tout. Le petit baril intrigue nos braves gens.
— «Ce baril, déclare Martin, c'est un trésor sans pareil. Il est plein d'or!»
Plein d'or! Cinq âmes faillirent s'échapper de cinq corps. Le dieu de la civilisation entré dans l'Ile des Naufragés. Le dieu jaune, toujours caché, mais puissant, terrible, dont la présence, l'absence ou les moindres caprices peuvent décider de la vie des nations!
— «De l'or! Monsieur Martin, vrai grand banquier! Recevez nos hommages et nos serments de fidélité.»
— «De l'or pour tout un continent, mes amis. Mais ce n'est pas de l'or qui va circuler. Il faut cacher l'or: l'or est l'âme de tout argent sain. L'âme doit rester invisible. Je vous expliquerai tout cela en vous passant de l'argent.»
7. Un enterrement sans témoin
Avant de se séparer pour la nuit, Martin leur pose une dernière question:
— «Combien vous faudrait-il d'argent dans l'île pour commencer, afin que les échanges marchent bien?»
On se regarde. On consulte humblement Martin lui-même. Avec les suggestions du bienveillant banquier, on convient que 200 unités pour chacun paraissent suffisantes pour commencer. Rendez-vous fixé pour le lendemain soir.
Les Humains se retirent, échangent entre eux des réflexions émues, se couchent tard, ne s'endorment bien que vers le matin, après avoir longtemps rêvé d'or les yeux ouverts.
Martin, lui, ne perd pas de temps. Il oublie sa fatigue pour ne penser qu'à son avenir de banquier. A la faveur du petit jour, il creuse un trou, y roule son baril, le couvre de terre, le dissimule sous des touffes d'herbe soigneusement placées, y transplante même un petit arbuste pour cacher toute trace.
Puis, il met en œuvre sa petite presse, pour imprimer mille billets d'un dollar. En voyant les billets sortir, tout neufs, de sa presse, il songe en lui-même:
— «Comme ils sont faciles à faire, ces billets! Ils tirent leur valeur des produits qu'ils vont servir à acheter. Sans produits, les billets ne vaudraient rien. Mes cinq naïfs de clients ne pensent pas à cela. Ils croient que c'est l'or qui garantit les pézettes. Je les tiens par leur ignorance!»
Le soir venu, les cinq arrivent en courant près de Martin.
8. A qui l'argent frais?
Cinq piles de billets étaient là, sur la table.
— «Avant de vous distribuer cet argent, dit le banquier, il faut s'entendre.
«L'argent est basé sur l'or. L'or, placé dans la voûte de ma banque, est à moi. Donc, l'argent est à moi... Oh! ne soyez pas tristes. Je vais vous prêter cet argent, et vous l'emploierez à votre gré. En attendant, je ne vous charge que de l'intérêt. Vu que l'argent est rare dans l'île, puisqu'il n'y en a pas du tout, je crois être raisonnable en demandant un petit intérêt de 8 pour cent seulement.
— «En effet, monsieur Martin, vous êtes équitable.
— «Un dernier point, mes amis. Les affaires sont les affaires, même entre grands amis. Avant de toucher son argent, chacun de vous va signer ce document: c'est l'engagement par chacun de rembourser capital et intérêts, sous peine de confiscation par moi de ses propriétés. Oh! une simple garantie. Je ne tiens pas du tout à jamais avoir vos propriétés, je me contente d'argent. Je suis sûr que vous garderez vos biens et que vous me rendrez l'argent.
— «C'est plein de bons sens, monsieur Martin. Nous allons redoubler d'ardeur au travail et tout rembourser.»
— «C'est cela. Et revenez me voir chaque fois que vous aurez des problèmes. Le banquier est le meilleur ami de tout le monde... Maintenant, voici à chacun ses deux cents dollars.»
Et nos cinq personnages s'en vont ravis, les billets plein les mains et plein la tête.
9. Un problème d'arithmétique
L'argent de Martin circule dans l'île. Les échanges se multiplient en se simplifiant. Tout le monde se réjouit et salue Martin avec respect et gratitude.
Cependant, le prospecteur, est inquiet. Ses produits sont encore sous terre. Il n'a plus que quelques dollars en poche. Comment rembourser le banquier à l'échéance qui vient?
Après s'être longtemps creusé la tête devant son problème individuel, Thomas l'aborde socialement:
«Considérant la population entière de l'île, songe-t-il, sommes-nous capables de tenir nos engagements?
Martin a créé une somme totale de 1000. Il nous demande au total 1080. Quand même nous prendrions ensemble tout l'argent de l'île pour le lui porter, cela ferait 1000 pas 1080. Personne n'a fait les 80 de plus. Nous nous rendons service et nous faisons des choses, mais pas de billets. Martin pourra donc saisir toute l'île, parce que tous ensemble, nous ne pouvons rembourser le capital et les intérêts!
Si ceux qui en sont capables remboursent pour eux-mêmes sans se soucier des autres, quelques-uns vont tomber tout de suite, quelques autres vont survivre. Mais le tour des autres viendra et le banquier saisira tout. Il vaut mieux s'unir tout de suite et régler cette affaire collectivement.»
Thomas n'a pas de peine à convaincre les autres que Martin les a dupés. On s'entend pour un rendez-vous général chez le banquier.
10. Bienveillance du banquier
Martin devine leur état d'âme, mais fait bon visage. L'impulsif François présente le cas:
— «Comment pouvons-nous vous apporter 1080 quand il n'y a que 1000 dans toute l'île?»
— «C'est l'intérêt, mes bons amis. Est-ce que votre production n'a pas augmenté?»
— «Oui, mais l'argent, lui, n'a pas augmenté. Or, c'est justement de l'argent que vous réclamez, et non pas des produits. Vous seul pouvez faire de l'argent. Or vous n’avez fait que 1000 et vous demandez 1080. C'est impossible!»
— «Attendez, mes amis. Les banquiers s'adaptent toujours aux conditions, pour le plus grand bien du public... Je ne vais vous demander que l'intérêt. Rien que 80. Vous continuerez de garder le capital.»
— «Vous nous remettez notre dette?»
— «Non pas. Je le regrette. Un banquier ne remet jamais une dette. Vous me devrez encore tout l'argent prêté. Mais vous ne me remettrez chaque année que l'intérêt, je ne vous presserai pas pour le remboursement du capital. Quelques-uns parmi vous peuvent devenir incapables de payer même leur intérêt, parce que l'argent va de l'un à l'autre. Mais organisez-vous en nation, et convenez d'un système de contributions. On appelle cela taxer. Vous taxerez davantage ceux qui auront plus d'argent, les autres moins. Pourvu que vous m'apportiez collectivement le total de l'intérêt, je serai satisfait et votre nation se portera bien.»
Nos humains se retirent, mi-calmés, mi-pensifs.
11. L'extase du banquier
Martin est seul. Il se concentre. Il conclut:
«Mon affaire est bonne. Bons travailleurs, ces êtres, mais ignorants. Leur ignorance et leur crédulité font ma force. Ils voulaient de l'argent, je leur ai passé des chaînes. Ils m'ont couvert de fleurs pendant que je les roulais.
«Oh! Grand Banquier, je sens ton génie s'emparer de mon être. Tu l'as bien dit: "Qu'on m'accorde le contrôle de la monnaie d'une nation et je me fiche de qui fait ses lois". Je suis le maître de l'Ile des Naufragés parce que je contrôle son système d'argent.
Je pourrais contrôler un univers. Ce que je fais ici, moi, Martin, je puis le faire dans le monde entier. Que je sorte un jour de cet îlot et je sais comment gouverner le monde sans tenir ni le sabre, ni le sceptre, ni la couronne.»
Toute la structure habile du système bancaire apparaît dans l'esprit ravi de Martin.
A suivre bientôt ici même.....
5 comments
Saluton al ciuj...!… said:
Pat Del said:
Valeriane ♫ ♫ ♫¨* said:
Saluton al ciuj...!… replied to Valeriane ♫ ♫ ♫¨*:
Danilo
A retrouver aussi sur : albertdieu.blogspot.com
Saluton al ciuj...!… said:
A bientôt ...!
albertdieu.blogspot.com