« Je suis u-ne poupée de cire... u-ne poupée de son… » Nous ne sommes pas en 1965, lorsque France Galle (1) a remporté l’Eurovision avec cette chanson écrite par Serge Gainsbourg (2). Nous sommes dans les montagnes du Mondulkiri (Cambodge). Depuis que le taxi nous a laissé au bord d'une piste, notre guide, Cham, chante à tue-tête les tubes français des années 1960-70.
Ça fait plus de trois quart d’heure que nous marchons sur un sentier fortement pentu, en direction du camp des éléphants protégés par l'association
Mondulkiri Project éléphant Sanctury. Et depuis le départ, il n’a cessé de chanter.
Moi qui était venu me ressourcer en pleine nature, me vider la tête et apprécier le silence... Je suis déconcerté. Et déconcentré. La marche n'en est que plus difficile. J’ai l’impression d’avoir emporté avec moi le best off de la variété française. Claude François (3), Françoise Hardy (4), Dalida (5), Charles Aznavour (6), Joe Dassin (7), Sylvie Vartan (8), Johnny Hallyday (9)... Et même Jean Sablon (10). Qui aujourd’hui encore connaît Jean Sablon ? Toutes les vedettes de la variété des années 1960 à 1970 y passent. Et lorsque Cham commence une chanson, il la chante jusqu’à la dernière strophe. Il les connaît toutes par coeur. Heureusement qu’il a une belle voix et qu’il chante juste : "J'suis l'poinçonneur des Lilas..." (Gainsbourg).
Cham est un type très sympathique. Je ne me sens pas le courage de lui dire de se taire. Je l’aurais vraisemblablement fait, s’il chantait faux. Comment lui dire, sans le vexer, que je n’ai pas fait des milliers de kilomètres pour écouter un concert en pleine nature, des anciennes stars de la chansonnette française ? Une ambiance pour le moins décalée qui me gâche un peu la quiétude que j'étais venu chercher dans ces montagnes du bout du monde.
Entre deux chansons, il nous donne quand même, dans un français parfait, des explications sur ce que nous allons trouver dans le village de la minorité Bunong.
Cette ethnie montagnarde loue des éléphants à l’organisation non gouvernementale (ONG) écologiste, pour que les touristes puissent les observer en pleine nature. A peine a-t-il terminé son explication qu’il entonne une nouvelle chanson. C’est reparti pour un morceau du répertoire national français. Cette fois, c'est Sylvie Vartan : « Je serai la plus belle pour aller danser ce soir... » Avec nos chaussures de marche pleines de boue, titubant et manquant de chuter à chaque pas et dégoulinant de sueur, je ne pense pas que nous ayons la tenue adaptée pour aller danser.
Ces chansons, je les connais moi aussi. Elles ont baigné mon enfance et mon adolescence. Mais j’étais plutôt adepte des Rolling stones. Je ne connais que les refrains. Lui, il connaît toutes les paroles.
Du Johnny plein la tête
Nous arrivons à proximité du camp des éléphants. Enfin, c’est le guide qui l’affirme car nous débouchons dans une clairière où les montagnards viennent de brûler un hectare de forêt pour en faire des terres cultivables. Cham donne quelques informations sur cette technique de déforestation et ses conséquences néfastes sur l’environnement et la biodiversité.
A peine a-il terminé ses explications qu'il s’arrête et me regarde fixement. Il esquisse un sourire, tend le bras vers les troncs calcinés et se met à chanter : « Allumez, le feu… ». Il a le sens de l’à propos en entonnant une célèbre chanson de Johnny Hallyday, notre rocker national.
Je crois que je vais m’effondrer. Mais à ma grande surprise, j’éclate de rire. C'est sans doute nerveux. Dans son regard rieur, j’ai l’impression que Cham se dit : « Ça y est, il commence à se détendre le Français ! » C'est vrai que je me décoince devant l’incongruité de la situation. C'est la difficulté de la marche qui m'a fait perdre mon sens de l'humour. Le problème, c'est que j’ai le refrain de Johnny imprimé dans la tête. Il ne me quittera plus de la journée. Merci Cham !
Encore un petit effort, et nous arrivons enfin chez les Bunongs. Un tout petit village constitué que quelques maisonnettes. Nous faisons une longue pause avant de rejoindre les éléphants qui se trouvent dans la forêt, sur l'autre rive de la rivière à la sortie du village. (Lire l’article : www.ipernity.com/blog/1922040/4722240 )
Je me dis que cette situation est suffisamment baroque pour en tirer profit et que je pourrais faire le portrait de cet étonnant guide. Il faut admettre qu’il n’est pas banal ce garçon. Cette pause tombe à pic pour une interview improvisée.
La chançon française
utilisée comme support pédagogique
utilisée comme support pédagogique
Cham a été élevé chez les Bunongs. Ses parents étaient Khmers, l’ethnie majoritaire à plus de 90 % au Cambodge, mais il a grandi dans l'un des villages de cette ethnie de montagnards. Il parle donc leur langue et plusieurs autres dialectes locaux dont certains ne sont plus parlés que par quelques dizaines de personnes.
« Le Bunong, plus répandu, est une langue très difficile, précise-t-il. Essentiellement orale, elle n’a pas d’alphabet. Il suffit d’accentuer une voyelle pour changer littéralement le sens de la phrase ». Ça lui a valu de se retrouver parfois en mauvaises situations. « Je faisais un compliment et on a cru que je proférais des insultes. Maintenant, je communique avec les Bunongs dans leur langue, lorsque c’est vraiment indispensable. Surtout avec les anciens qui ne parlent ni le khmer et encore moins l'anglais. Les Bunongs sont des gens susceptibles qui ont la machette facile ».
Et d'où vient cette passion pour la chanson française ? « Le Cambodge, a longtemps été sous protectorat français, rappelle Cham. Les plus anciens parlent encore un peu cette langue, mais elle se perd au profit de l’Anglais. Notre ancien roi, Norodom Sihanouk (1922-2012) qui se faisait appeler « Monseigneur papa », était un véritable francophile. Passionné de culture française, il parlait parfaitement votre langue. Il était aussi amoureux de la chanson française. C’est lui qui l’a importée au Cambodge. De sorte qu’aujourd’hui encore, les radios diffusent toujours vos vedettes de cette époque. Tous les Cambodgiens, même les plus jeunes, connaissent ces chansons et leur interprètes. Elles sont systématiquement reprises dans les karaokés, très populaires ici, et chantées dans les repas de familles ». Incroyable !
Au-delà de sa passion irraisonnée pour ces chansons, Cham a voulu aller plus loin. Joindre l’utile à l’agréable. Grâce à une application sur son smartphone, il a traduit tous les textes de ses chansons françaises préférées, en khmers. « C’est comme ça que j’ai appris les bases du français et beaucoup de vocabulaire. En pratiquant quotidiennement avec les touristes, j’ai fini par parler correctement au bout de deux ou trois ans ».
Si Cham a utilisé la variété française comme support pédagogique, il en a fait de même pour le Thaï et l’Anglais et l’Italien. Résultat, il chante également dans ces langues. Si vous envisagez d'aller faiire un tour dans les montagnes de Mondulkiri, vous êtes prévenus.
(1) France Galle au concours de l'Eurovision 1965
www.youtube.com/watch?v=7cv9NIzGmSI
(2) Serge Gainsbourg
www.youtube.com/watch?v=eWkWCFzkOvU
(3) Claude François
www.youtube.com/watch?v=yfhu5GJq5BQ
(4) Françoise Hardy
www.youtube.com/watch?v=XPkBMqehr5k
(5) Dalida
www.youtube.com/watch?v=nSmpbGHe8oE
(6) Charles Aznavour
www.youtube.com/watch?v=4Z0Os6wXXCc
(7) Joe Dassin
www.youtube.com/watch?v=_PDABGJb2og
(8) Sylvie Vartan
www.youtube.com/watch?v=mAMPPdBsnt4
(9) Johnny Hallyday
www.youtube.com/watch?v=zjs80ynE5hE
(10) Jean Sablon
www.youtube.com/watch?v=x1K0G5CJz3A
Et cerise sur la gâteau en faisant mes recherches pour trouver ces liens sur internet, je suis tombé sur cette perle. Le prince Norodom Sihanouk chante : Monica (en français dans le texte) www.youtube.com/watch?v=fbca9auI50E
6 comments
Annaig56 said:
Jean-luc Drouin replied to Annaig56:
Annaig56 replied to :
Nicole Coutens said:
Merci pour ce texte :)
Nautilus said:
Léopold said: