Ça fait une petite heure que nous marchons en compagnie de Cham, notre guide. Nous évoluons en moyenne montagne, à l’approche de la « Forêt des éléphants », où ces mastodontes vivent en semi-liberté. On estime à environ 400 individus le nombre d’éléphants vivant au Cambodge, dont quelques dizaines seraient encore à l’état sauvage. Mais des spécialistes affirment que les rares éléphants libres se trouveraient au Laos. Dans la province du Mondulkiri, il n’en resterait qu’entre 130 et 140 individus. Tous domestiqués. Des statistiques qui datent déjà de plusieurs années. Mais sans l’action de l’Organisation non gouvernementale (ONG) "Mondulkiri Project éléphant Sanctury", leur extinction serait inéluctable. D’autant que ceux qui subsistent dans la province sont âgés pour la plupart.
Actuellement, sept éléphants, dont un mâle âgé de 73 ans, sont en semi-liberté dans le sanctuaire.
Dans le village des montagnards Bunongs où nous nous rendons, les pachydermes sont loués à leurs cornacs par l’organisation de sauvegarde. L’objectif des écologistes cambodgiens est de leur offrir des sanctuaires forestiers – qu’ils louent également – afin qu’ils prennent un peu de repos, après avoir été utilisés à des travaux de force, comme le bardage en forêt. Un dédommageant financier pour les propriétaires qui, quoi qu’en disent les brochures touristiques, en utilisent encore à la frontière vietnamienne, voire en plein territoire vietnamien en toute illégalité. Les épélphants sont utiles dans des secteurs forestiers où les engins mécaniques ne peuvent accéder. Ils sont employés à tracter des troncs d’arbres de plusieurs centaines de kilos. Des bois d’essences précieuses qui se vendent à prix d’or sur les marchés internationaux.
Ce traitement de forçat génère chez les pachydermes des maladies et les rend dépressifs. Le taux de natalité s’en ressent. Il est en forte baisse dans tout le Cambodge. Particulièrement chez les Bunongs, de confession animiste. Cette communauté interdit toute relation sexuelle avant le mariage. Comble de malheur, pour nos éléphants, pour cette minorité ethnique, il est le seul animal à être doté d’une âme. Résultat, ils empêchent toute reproduction, car on ne marie pas des pachudermes. Mais depuis quelques années, les associations travaillent à modifier les mentalités.
En raison du vieillissement de la population de cet animal, et ailleurs que dans la communauté Bunong, on n’a pas observé depuis des années la naissance du moindre éléphanteau. Les femelles les plus jeunes sont trop stressées et épuisées, quand elles ne sont pas gravement blessées. Elles sont victimes de dysfonctionnements biologiques qui les rendent stériles. Certains pensent qu’elles refusent inconsciemment de se reproduire pour que leurs progénitures ne connaissent pas le même sort.
L'apprentissage par la violence
Il faut admettre que le dressage d’un éléphanteau est d’une rare violence. Il se fait par la force et dans la douleur. Pour le rendre docile et obéissant, on commence par le séparer de sa mère et on l’affame. Le dressage peut commencer. On lui dit : « Avance ! » en lui piquant le cou avec une lance pointue. Pour la « gauche », on le pique à gauche. Même principe pour la « droite », etc. Cet apprentissage par la violence dure des années. Quand il est adulte, l'éléphant ne craint plus les coups de fer. Mais quand il entend les ordres de son cornac, il se remémore la douleur et obéit immédiatement. Sans broncher. Même s’il n’a pas envie de travailler. « Ne dit-on pas avoir une mémoire d’éléphant ? », interroge mon guide Cham.
Chez les cornacs, c’est comme partout. Il y a des abrutis pervers et d’autres, plus attachés à leur animal. "Il ne faut pas trop en vouloir aux Bunongs", temporise le guide après m’avoir donné en toute franchise ces explications. Pour eux, cette technique de dressage est ancestrale. Aujourd’hui, ils prennent peu à peu conscience que ces méthodes sont cruelles et barbares".
Sanctuariser la forêt
Après un premier contact avec les membres du village Bunong – village qui se résume à trois ou quatre familles et autant de petites maisons où cohabitent plusieurs générations –, direction le sanctuaire. Une réserve protégée d’une quarantaine d’hectares de jungle – qui échappe ainsi à la déforestation –, où sept individus sont actuellement en villégiature. Le plus âgé est un mâle de 72 ans. Lui, est définitivement sauvé. Il est à la retraite. Le benjamin est une benjamine de 34 ans.
Enfants de l'ethnie des Bunongs
Les cornacs nous accompagnent. On ne sait jamais. Le vieux mâle et une femelle qui a eu un œil crevé, à la suite d’un accident du travail, peuvent se montrer agressifs.
On est là, trois étrangers et notre guide, plantés au milieu de la jungle avec nos régimes de bananes à la main. On n’a pas l’air très malin. Les cornacs sont un peu à l'écart. Vigilants. Ils poussent des cris pour attirer les éléphants. On marche lentement. Au bout de trois minutes, on en aperçoit un. « C’est la femelle la plus jeune, me glisse Cham, à l’oreille. Ne t’inquiète pas, c’est la plus gentille du groupe. Quand tu auras donné les bananes, tu t’écartes quand même de plusieurs mètres. En restant toujours sur le côté. » Me voilà averti. Je donne mes bananes à mes compagnons pour faire des photos. Et là, soudainement, je réalise que nous sommes cernés par les autres éléphants. On ne les a pas entendus ni vus venir. Mais ils sont là. Ils nous observent. Ils reprennent leur progression dans notre direction d’un pas lent. Impressionnant. Il ne faudrait pas qu’ils s’énervent. On n’a aucune solution de repli. On est maintenant au beau milieu du petit troupeau. Seule alternative en cas de charge : « Se placer bien en face et agiter les bras tout en criant », me dit Cham. Ouais ! Plus facile à dire qu’à faire. Mais les éléphants sont plus intéressés par les bananes que par la bagarre. Ça tombe bien.
On passe un bon bout de temps avec eux, à les observer et à les goinfrer de bananes. Nos fruits ne sont que des encas, car un éléphant avale 100 kilos de nourriture par jour.
On devait se baigner avec eux dans la rivière, mais une pluie de mousson nous oblige à retourner dans le village pour nous mettre à l'abri. On ne montera pas non plus sur le dos des Pachydermes. Cette pratique si prisée par les touristes est désormais bannie dans la région. Je le savais, sinon, je ne serai pas venu. Comme j’avais refusé à Kratié d’aller voir les derniers dauphins d’eau douce du Mékong. Qu’on les laisse tranquilles, une bonne fois pour toutes, ces animaux.
Si j’ai consenti à venir ici, c’est que les 50 $ par personne que j’ai dû débourser financent l’ONG. Ils serviront à dédommager les cornacs et à favoriser la sanctuarisation d’espaces forestiers. On peut pour le double de la somme passer deux jours sur place. Hébergement chez les montagnards compris.
Si vous passez par là un jour, n’hésitez pas à aller faire un tour dans ce sanctuaire. Vous avez la garantie que vos dollars seront utilisés pour une bonne cause. On peut le déplorer, mais la survie des éléphants du Cambodge passe par le développement d’un tourisme responsable. C’est ça, ou retourner trimer dans les forêts en participant activement à la déforestation.
8 comments
Annaig56 said:
Christel Ehretsmann said:
triste...et pourtant une petite lueur d'espoir...
Pat Del said:
Daniela Brocca said:
Nicole Coutens said:
Typo93 said:
Mes petites-filles (2 et 4 ans) pourront raconter à leurs propres petits-enfants que des éléphants vivaient libres dans la jungle ou la savane, il y a bien longtemps de cela...
Léopold said:
Nautilus said: