Figé dans la posture d'une célèbre statue , Eliott retourne inlassablement les termes de l'équation à multiples inconnues que le destin lui impose brutalement. La veille encore, on sourit à la vie, tout n'est qu'ordre et beauté, la gamelle est pleine, la couche confortable, ça va durer toujours, on a tiré le gros lot, on vit aux crochets d'un gâteau qui semble inépuisable...Et puis,boum, patatras... Fini de rigoler, on vous enlève le pain de la bouche, la tartine tombe côté confiture, un coup de pied bien placé vous catapulte dans le néant....
Ce matin, comme tous les matins, un matin pareil aux autres, plein de promesses, Eliott s'est dirigé d'un pas guilleret vers la buvette aux mésanges, nichée dans le gazon plein d'effluves de ce début de printemps. C'est rituel...Il va, non pas se désaltérer dans l'immobilité d'une onde pure, mais regarder son reflet, une image dont il ne se lasse jamais...car, tel Narcisse autrefois, il est amoureux d'elle....
"Miroir, mon beau miroir, dis-moi que je suis la plus belle..."Et l' image de dragueur de minettes, (comme l'aurait dit le regretté Pierre Dac) qu'il admire dans le miroir aquatique, c'est celle d'un beau ténébreux, plus noir que l'ébène africain, dont le regard vert émeraude fait chavirer la plus acariâtre des tigresses...Mais ce matin, c'est un cauchemar, il est tout à coup rentré dans le rang, un anonyme parmi les anonymes, un vulgaire greffier mignon descendu de la gouttière...Un sort fatal l'a transformé en paria...Il lui manque deux poils de moustache côté droit....
Quoi? Qu'est-ce, me direz-vous ? Si peu de chose ? Eh oui, mais ces deux poils n'étaient pas des poils ordinaires, voyez-vous, ils étaient blancs. Comme neige...Et c'est ce qui rendait Eliott unique, irrésistible... c'était la fleur à la boutonnière, la cerise sur le gâteau, le clou de girofle dans le bourguignon... Ceux du côté gauche, perdus eux aussi, avaient repoussé noirs comme la marée...Injustice de la nature...
Que faire maintenant ? Des implants ? Une prothèse ?
Consterné, Eliott détourne les yeux du reflet soudain affreusement banal... Marie-Antoinette devenue la Veuve Capet...Un lézard grimpe sur le rebord de la buvette....Lui au moins a la chance de changer de peau....
La vraie beauté n'est qu'intérieure, mais pour l'instant, Eliott s'en bat l'oeil et le mollet.....

P.S. Quelqu'un pourrait-il me prêter deux poils de moustache ? Immaculés ? Je ferai des boutures...